mardi 30 juin 2009

Une pièce de 5 centimes sur un rail de métro

C’était une étouffante après-midi de Juin. J’étais allongé paresseusement sur mon lit, nu à l’exception d’une chemisette ouverte et d’une chaussette à l’envers. Les yeux dans le vague, je me curais alternativement une oreille ou un pied selon la partie la plus lasse de mon bras. Mon triceps commençait justement à me tirer un peu trop. Je laissai donc tomber mon bras sur ma hanche et entrepris de reprendre la trituration systématique de mes orteils ou, plus exactement, de mon orteil le plus facile à atteindre : le gros. Je me souviens distinctement avoir été en train de penser très sérieusement à la vie que je menais et au fait qu’à 24 ans et en dépit de ce que mes proches avaient l’air de penser, j’étais devenu un bon à rien tout à fait respectable.
Cinq jours par semaine, j’allais bosser de 19h à minuit dans un grand bar chic du centre. Je gagnais 60€ dans la soirée. 10€ de l’heure jusqu’à 22h, puis 15€ jusqu’à minuit. Ma piaule de deux mètres sur trois me revenait à 20€ par jour. Ca me laissait 160€ par semaine pour manger. Ce qui était largement suffisant. J’avais suffisamment d’argent pour survivre et m’acheter un ou deux paquets de clopes ou un livre ou une séance de ciné le week-end. Quand je ne bossais pas et n’étais ni en train d’acheter ni de consommer du divertissement, je regardais le temps et les nuages passer depuis mon plumard en me malaxant le gros orteil. Une fois par mois peut-être, j’allais passer une après-midi au parc pour m’assurer que les jambes des filles étaient encore suffisamment longues. Et puis je m'en retournais à ma routine pèpère, l’esprit tranquille jusqu'à la fois suivante. La vie était douce et je ne voyais pas bien comment tout ça pouvait changer. J’avais bien eu des rêves à une époque mais..
Un bout de verre ? Emporté par ma nostalgie des temps où j’avais encore l’esprit d'aventure, j’étais parti sans m’en rendre compte explorer des orteils plus exotiques que mon gros pouce familier. Et j’en revenais avec un butin ! Bigre ! Qu’est-ce qu’un bout de verre venait faire entre mes doigts de pied ? Sans faire de gestes brusques, afin de préserver tous les éléments – le bout de verre, mes muscles, l’atmosphère – en état, j’amenai l’objet jusque devant mes yeux pour inspection. C’était bien un bout de verre ! Il était gros comme une pièce de deux euros, en forme d’étoile et avait une petite tête d’ours souriante imprimé dessus. Ou dedans ? Comment ça marche ces trucs là ? Enfin bref, je ne l’avais jamais vu de ma vie ! Sa forme me faisait penser à un shuriken. Je fermai un œil, visai la fesse gauche de Yumi, sur mon mur, et ratai lamentablement mon tir. Dans une molle trajectoire, le bout de verre s’était tranquillement fait la malle par la fenêtre ouverte. Après une seconde d’hésitation entre amère déception devant mon échec et deuil devant la disparition de ma nouvelle arme, je décidai finalement d’oublier l’évènement dans son ensemble et reprit hardiment ma pédicure et le cours de mes pensées.
Ouais. J’avais eu des rêves à une époque. Par exemple, au lycée, j’avais ardemment désiré devenir pêcheur. Mais il s’était avéré qu’il faudrait pour ça que j’aille vivre près de la mer et l’idée du trajet m’avait considérablement démotivé. Plus tard, j’avais pensé à cadre. Mon oncle en était un et passait son temps à pioncer au bureau. C’était le proviseur en personne qui s’était chargé de m’expliquer que cet état de sieste semi permanent était quelque chose qui se méritait. J’avais jamais bien aimé mériter les choses, moi. Ca enlevait tout le charme à l’obtention. Du coup, j’avais opté pour bon à rien. J’avais un peu vacillé sur mes fondations quelques années plus tard, quand j’avais rencontré Maï. Elle était jolie comme tout, constamment joyeuse et pleine d’énergie. A tel point que j’avais failli être contaminé. Je n’ai jamais bien compris ce qu’elle avait pu voir en moi. Ca avait duré trois mois, et puis elle était partie. Sans vraiment expliquer non plus. Honnêtement, qui aurait pu lui en vouloir ? Une grosse limace comme moi ! Quand elle m’avait tourné le dos pour la dernière fois, j’avais senti en moi une drôle d’impression qui me poussait à la poursuivre. Mais le temps que je décide ce que je devais en faire, le sentiment s’était fait complètement engloutir. C’est que j’ai l’inertie costaude, moi. De toute façon, je pensais honnêtement que c’était au mieux pour tout le monde. J’avais entendu dire qu’elle s’était trouvé un autre mec. Ca me faisait un peu mal, mais il pouvait difficilement être moins adapté à elle que moi. Et de mon côté, libéré de sa saine influence, j’avais pu développer à mon rythme le style de vie qui me convenait le mieux. Un jour, j’irais la voir – elle, ses bambins et sa grande maison – et je lui montrerais l’homme accompli que j’étais devenu. Dans une décennie ou deux, rien ne pressait. Il me suffirait de la regarder dans les yeux et elle comprendrait. Je serais en short et torse nu, avec mes sandales préférées. J’avais hâte. Aah.. AH !
Une tête me regardait depuis ma fenêtre ! J’habitais au quatrième étage, comment c’était possible ? Une main toute poilue, qui semblait n’avoir aucun rapport avec cette tête bien rasée, sortit de nulle part et ouvrit la fenêtre en grand. Elle fut bientôt suivie d’une seconde tête, pourvue d’une barbe hirsute, beaucoup plus vraisemblablement propriétaire de cette main. Mais combien étaient-ils ? Et qu’est-ce que c’était que ce bazar ? Machinalement, je me remis à tripoter mon gros orteil. Le contact avec ma peau nue me fit réaliser que j’étais encore à moitié à poil. Paniqué, je regardai autour de moi. Il n’y avait pas une seule fringue. Il me restait une seule option : j’enlevai ma chaussette et me l’enfilai autour du sexe. Après quoi, je me mis en tailleur et fit face aux envahisseurs. Les deux hommes, le normal et le poilu, avaient eu le temps d’entrer entièrement dans la pièce. Ils portaient tous les deux un costume sur mesure tout noir et ils avaient l’air absolument gigantesques dans ma minuscule chambrette. Ils s’étaient mis chacun d’un côté de la fenêtre et me regardaient méchamment, sans bouger. C’était qui ces gus ? Je dis : « Vous êtes qui ? » et en guise de réponse, une troisième tête se matérialisa dans le cadre de ma fenêtre. Celle-là, contrairement aux deux autres, n’avait rien d’impassible. D’abord, elle semblait au bord du malaise : elle avait les yeux exorbités et soufflait comme un taureau en rut. L’escalade de l’immeuble avait du lui poser quelques problèmes. Et surtout, elle était couverte de sang. Les deux molosses semblèrent se réveiller. Deux mains comme des assiettes s’engouffrèrent dehors avec fluidité et revinrent dans ma chambre, accompagnées d’un petit homme grotesque effectivement très essoufflé. Le nabot ensanglanté fut posé à terre et pendant qu’il essayait de reprendre sa respiration, les deux géants s’immobilisèrent à nouveau. J’en profitai pour reposer ma question en y ajoutant une infime partie de la perplexité qui m’emplissait : « Vous êtes qui, bordel ? ». Le petit ne semblait toujours pas en état de répondre, alors je regardai successivement les deux balaises. Le normal ne réagit pas mais le poilu, après une petite hésitation, leva un de ses énormes bras au-dessus du gnome et pointa le sommet de son crâne. Je regardai et crus effectivement voir un petit quelque chose dépasser. Je me penchai en avant et reculai immédiatement en reconnaissant se découper dans la lumière de la fenêtre la petite tête d’ours souriante. Mon shuriken ! Merde. Ces tarés venaient donc de grimper mon immeuble pour venir me casser la gueule. Sacrée volonté ! Surtout par cette chaleur. Immédiatement, je m’outrai : « Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est à moi ? ». Le poilu pointa placidement son doigt démesuré vers le rebord de la fenêtre sur lequel reposait incontestablement un verre où dansait joyeusement un ours décapité. Qu’est-ce que ce truc foutait là ? J’haussai les épaules et regardai de nouveau le crâne du blessé. Pourquoi, diable, n’avaient-ils pas enlevé ce putain de bout de verre ? Fallait être con ! Je dis : « Pourquoi vous l’avez pas enlevé ? Faut être con ! ». Le grand normal, menaçant, fit mine de s’approcher mais le poilu le retint, soudain inquiet. Au lieu de s’améliorer, l’état du petit empirait à vue d’œil. Il tournait au violet. Le poilu gronda : « Faut qu’on l’emmène à l’hôpital, il va clamser. ». L’autre jeta un coup d’œil au nain et, devant l’évidence, acquiesça. Il le prit par l’aisselle, se le posa sur l’épaule, enjamba le montant de la fenêtre et, avec un dernier regard mauvais dans ma direction, disparut. Le poilu était resté. Il me toisa des pieds à la tête, en s’attardant un moment sur la chaussette, puis il se dressa de toute sa hauteur et tonna : « On reviendra ! ». Impressionné malgré moi, mon « Prenez l’ascenseur la prochaine fois ! » resta coincé au fond de ma gorge et l’autre gorille disparut avant que je ne me ressaisisse.

Mon pénis fut le premier à revenir à la vie après cette expérience traumatisante : il avait trop chaud ! Je l’extirpai de ma chaussette, que je jetai nonchalamment vers la fesse droite de Yumi, et me rallongeai en soupirant. Toute cette histoire avait sans doute une morale. Une morale qui impliquerait une pièce de 5 centimes sur un rail de métro et le fait de rester fidèle à ses convictions. Mais j’y réfléchirai le lendemain. Pour l’heure, j’avais un deuxième gros orteil à gratter et de lointaines et improbables retrouvailles à imaginer.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire