mercredi 1 juillet 2009

L'intempérance partagée

Paris est une majestueuse ville de France. Une ville indescriptible de splendeur et de grâce. De grandeur. De faste. De génie. Paris est une ville dont le seul et unique défaut est d’avoir une population : cet infâme agglomérat d’êtres veules et gras, à peine humains, qu’on appelle honteusement les parisiens.
Ces habitants indignes de Paris la mélancolique ont deux caractéristiques fameuses qu’il me faut absolument spécifier pour que la suite de mon récit soit accessible. La première d’entre-elles est que les parisiens sont d’une prodigieuse placidité. Et la seconde est qu’ils ont une mémoire extraordinairement courte.
La spectaculaire conséquence de la nature viciée des parisiens est qu’en dépit du nombre insensé d’exploits que connut Paris au cours de son Histoire, seuls deux noms ont été gravés sur les murs de son panthéon ! Et, pire, que ces noms sont faux ! En passant à côté du légendaire bâtiment, on ne peut manquer ces deux inscriptions en lettres capitales soignées : « ALBERT » et « FRANCK ». Sur demande, on peut s'entendre expliquer comment ces deux êtres se sont entretués au cours d’un sanglant combat épique. Ou comment la municipalité décida que, bien que mauvais, Albert avait contribué à la gloire de Franck et qu’ainsi, sa place à ses côtés était méritée. Et on serait presque tenté de nommer ses enfants en l’honneur de ces illustres inconnus. Cependant, l’insoutenable vérité, qu’on ne donnerait jamais et qu’il me faut révéler, est que, quand vint le moment d’immortaliser ces deux personnages, plus personne dans la ville n’était capable de se souvenir de leur vrai nom ! Mais que tous s’accordèrent pour dire qu’on ne pouvait pas décemment inscrire : « LE DEMON » et « LE VENDEUR DE TOMATES ».

Le démon avait presque apparence humaine, abstraction faite de sa peau gris sombre, de ses yeux couleur de sang, de sa bouche démesurément grande et de sa longue queue pointue. Il mesurait près de 2m et était d’une force incommensurable. Il portait un chapeau haut de forme, un long manteau noir mité et un pantalon de costume déchiré et il errait dans la ville, le torse et les pieds nus. Dans sa main droite, il tenait une énorme chaîne au bout de laquelle traînait un cercueil en bois massif.
Il dormait sous les ponts le jour et arpentait les rues de Paris le soir à la recherche de victimes dont il dévorait les corps et aspirait les âmes. Il n’épargnait qu’un petit fragment des deux et les jetait dans son cercueil comme trophées une fois son festin terminé.
Ce n’est cependant ni son apparence ni ses mœurs qui terrorisèrent les parisiens. Ils avaient déjà vu, bien qu’ils ne s’en souvinssent pas, bien des monstres. Pendant la décennie où il vécut à Paris, ce qui instilla la peur dans les foyers de la noble Paris, ce fut son appétit gargantuesque. Le démon était littéralement insatiable. De son arrivée à Paris jusqu’à sa mort, il dévora l’intégralité des parisiens que son regard croisa, son meurtrier compris.

Le vendeur de tomates avait, lui aussi, presque apparence humaine, abstraction faite de sa taille minuscule, de la courbure exagéré de sa colonne vertébrale et de sa molle bedaine de Bouddha. Il avait aussi un nez et des oreilles grotesquement longs et une peau à l’aspect moisi qu’on s’attendait à voir tomber à chaque instant. Mais ce qui rendait le vendeur de tomates exceptionnel par-dessus tout, c’était sa passion aussi vibrante et quasi obsessionnelle qu’absurde pour les fruits sphériques et verts. Une passion qui le désespérait autant qu’elle faisait sa joie parce qu’étant vendeur de tomates, il était confronté chaque jour au marché à des milliers de fruits qui n’avait rien de sphérique et rien de vert. Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de pester contre le Créateur : « Seigneur ! Pourquoi cette mandarine n’est-elle pas plus verte ? Et que n’as-tu point arrondi un peu cette poire ? Qu’avons-nous fait pour être punis ainsi ? ». Les stands de pommes ou de raisin, en revanche, pouvaient le transporter de joie au point de se mettre à distribuer les tomates gratuitement. Ces épisodes de liesse étaient connus dans la France entière, et des cars entiers de touristes tentaient chaque jour de venir assister au spectacle du tourbillonnant distributeur de tomates. Mais l’euphorie n’était jamais bien longue. Une petite voix grinçante finissait toujours par se faire un passage au milieu de ses cris de joies pour lui chantonner à l’oreille : « Pas tout à fait ronds ! Pas tout à fait verts ! Ce n’est pas ce que tu cherches, mon frère ! » et le vendeur de tomates revenait rapidement à son humeur maussade habituelle.
Les jours où il avait ce genre de crise, le vendeur de tomates avait toujours besoin au dîner de manger une grande quantité du fruit qui l’avait mis dans cet état. De fait, il lui arrivait, certains soirs, d’engloutir jusqu’à 50 pommes vertes.
Certes original, ce petit homme n’en était pas moins encore plus veule et gras que ses congénères parisiens. Comment cet être pitoyable put-il bien réussir à terrasser un indestructible démon ? Lui-même ne le sut jamais.

C’était un jour comme les autres qui commençait à Paris. Le démon dormait sous un pont, le sommeil agité par la faim qui le tenaillait sans cesse. Les parisiens les plus malchanceux débutaient leur journée de travail, une sourde angoisse au ventre que le monstre ne soit pas tout à fait endormi. Au cœur de cet affairement naissant, le vendeur de tomates se tenait immobile, le souffle coupé. Son fournisseur venait de poser devant lui sa cargaison du jour et lui demandait pour la quatrième fois s’il voulait bien signer la confirmation de réception. Le vendeur de tomates n’en croyait pas ses yeux. Toutes ces années, et il n’y avait jamais pensé. Toutes ces années, elles avaient été là, à l’attendre les bras ouverts, et il ne les remarquait qu’aujourd’hui ! Il tomba à genou : « Marie Jésus Joseph, vous avez entendu ma prière ! Vous m’avez guéri de mon aveuglement ! Soyez bénis ! Soyez bénis ! ». Des tomates pas mûres ! Toutes rondes. Toutes vertes. Rondes comme la Terre, le Soleil et Dieu et vertes comme l’Eden. « Mon fruit vert et rond ! Mon tout petit. C’était donc toi, depuis le début. ». Le livreur signa sa feuille lui-même et s’en alla sans demander son reste. Le vendeur de tomates s’était mis à pleurer.
Il resta ainsi toute la matinée, prostré et heureux, contemplant son miracle. Puis, quand le soleil atteint son point culminant dans le ciel, il sécha ses larmes, alla chercher une chaise, une petite table, une assiette, des couverts et une serviette chez lui et il commença à manger.
Dix heures plus tard, alors qu’il faisait déjà nuit noire depuis un certain temps, le vendeur de tomates bavait d’un air béat devant l’ultime fruit sur les 350 livrés. Complètement drogué par son orgie de tomates, il désirait toujours intensément le dernier des fruits sphériques et verts mais un reliquat de conscience le retenait de l’achever. Et si c’était la dernière fois qu’il en voyait un ? Comment pourrait-il vivre sans ses mignonnes petites tomates vertes ? Quel dilemme ! Si seulement il pouvait être sûr qu’il en recevrait d’autres le lendemain. Le vendeur de tomates brandit soudain sa fourchette vers les étoiles. Il tenait la solution ! Il n’aurait qu’à appeler son fournisseur pour lui dire de ne plus lui envoyer que des tomates pas mûres. Il paierait le double s’il le fallait. Triomphant, le vendeur de tomates abattit violemment sa fourchette sur le fruit. Mais dans le brouillard qu’était son esprit et dans sa hâte, il manqua son coup. Le fer ripa sur la tendre peau verte et vint briser l’assiette tandis que le fruit s’échappait de la table en bondissant.
Le petit homme contempla les bris d’assiette, hébété, et cria « OU TU ES, TOMATE ? ». Elle avait disparu. Il regarda autour de lui. Rien. Il dispersa la fumée qui dansait devant ses yeux plissés et regarda de nouveau. Ah ! Elle était là. Au milieu de la rue. Il tenta de se lever. Ses jambes étaient en gelée. Il tituba sur quelques mètres et s’écroula de tout son long. La tomate n’était plus bien loin. Il continua en rampant mais son gros ventre le freinait considérablement et c’est au prix d’un incommensurable effort que le vendeur de tomates atteignit enfin son trésor. Il resserra ses doigts dessus avec tendresse et roula sur son dos, des larmes plein les joues.

Le démon arriva à cet instant. Il marcha lentement jusqu’au petit homme et s’arrêta à quelques centimètres de sa tête. Du haut de ses 2m, il observa sa victime sans bouger pendant près d’une heure. Le temps qu’elle finisse son dernier repas.
Quand le vendeur de tomates eut enfin avalé sa dernière bouchée, le démon s’accroupit, ouvrit grand la bouche et goba la tête souriante du bienheureux. Il lui croqua ensuite une épaule, puis l’autre, le torse, le ventre et le bassin. Il prit deux membres dans chaque main, se releva, les lança en l’air et les fit disparaître dans son gosier les uns après les autres. Il se racla la gorge à deux reprises et expulsa dans les airs une petite vertèbre qu’il alla mettre dans son cercueil. Enfin, alors, il fit une drôle de grimace. Ce truc avait vraiment eu un goût atroce.

Le lendemain matin, un parisien qui passait par là découvrit avec horreur le démon gisant sur le dos à l’endroit précis où le vendeur de tomates avait été dévoré. Le démon était encore vivant mais il était dans un sale état. Il bavait un liquide verdâtre et était secoué de convulsions. Le parisien courut se cacher derrière ce qui s’appellerait bientôt la Table du Dernier Repas et, tremblant de tous ses membres, observa longuement le démon. L’état de celui-ci se détériorait indubitablement, mais aussi très lentement. Si bien qu’une fois s’être assuré que le démon ne représentait plus le moindre danger, le parisien prit la décision d’aller lui écraser la tête. Il s’approcha avec mille précautions du monstre. Arrivé à proximité, il leva les bras aux ciels et ne se rendit compte que trop tard qu’il avait oublié de prendre une grosse pierre pour l’achever.

Cet idiot fut la toute dernière victime du démon, qui mourut quelques minutes plus tard d’une terrible indigestion de fruits sphériques et verts. Il ne figure pas au panthéon des parisiens mais sur sa tombe au Père Lachaise, dans laquelle ne repose que son pouce droit, une bonne âme est tout de même venue lui faire l'honneur d'inscrire en lettres capitales soignées : « CELUI QUI AVAIT L’INTENTION, MAIS OUBLIA LA GROSSE PIERRE. ».

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