vendredi 3 juillet 2009

Thérapie

Le matin du mercredi 1 juillet 2009, jour funeste entre tous, Léon Létrangleur vit tous ses arguments réfutés les uns après les autres par une Madame Théière implacable et, en dépit de ce qu’il répétait en moyenne 734 fois par jour depuis sa naissance, il dut admettre une bonne fois pour toute qu’il était fou à lier. Mais.. vraiment ? D’un air piteux, Léon regarda tour à tour tous ceux qui avaient participé au débat. Aucun n’osait le regarder. Il termina son tour de table sur Madame Théière qui hocha gravement du bec. Vraiment.
Alors il fallait prendre des résolutions ! Léon serra le poing. Pas le temps de jeter son petit-déjeuner par la fenêtre, pas le temps de repasser ses factures ou d’aller prendre sa leçon matinale de tae kwon do avec Maître Ibiscus ; s’il était fou, il n’y avait qu’une seule chose à faire. Il fallait qu’il appelle l’asile psychiatrique et qu’il se rende sur le champ. Sans perdre une seconde, Léon prit son banjo et composa une petite sérénade : « Allô ? Je suis bien à l’hôpital psychiatrique ? Non ? Je suis chez le cordonnier !? Ah ben ça, quel drôle de hasard. J’avais justement besoin de mocassins inhibiteurs de folie, vous n’auriez pas ça en stock ? Je fais du parapente, en pointure. Non ? Ah. C’est bien dommage. Comment donc ? Vraiment ? Vous savez comment ne plus être fou ? Mais c’est extraordinaire ! Allez-y, vous avez toute mon attention. Oui. Oui. D’accord. Une usine désaffectée, vous êtes sûr ? Très bien ! Eh bien, merci infiniment, cher Monsieur, vous rencontrer ainsi fut pour moi véritablement providentiel. Bonne journée ! ». Léon chantonna distraitement le refrain une seconde fois afin de terminer harmonieusement le morceau puis, sautant sur ses pieds, projeta le banjo contre le mur le plus proche. Il fila dans sa cuisine et sortit un maquereau surgelé de son congélateur. Il le posa délicatement dans l’évier, fit couler de l’eau chaude et alla chercher un gros maillet dans ses toilettes. Quand il revint, le poisson était revenu à la vie. Léon leva son arme haut au-dessus de sa tête et siffla d’un air menaçant : « VILE POISCAILLE ! Il semblerait que nos amis communs aient besoin d’une usine désaffectée. Révèle-moi la location de la plus proche ou je t’aplatis dans l’instant ! ». Suant à grosses bulles, le maquereau répliqua : « Ok, Léon, ok ! Calme-toi.. Il me faut juste un plan. ».

Deux semaines plus tard, Denis Malher se promenait aventureusement avec sa femme, Désirée, et ses trois enfants, Danny, Denver et Igorette, dans une zone industrielle lorsqu’il se retrouva nez à nez avec un panneau sur lequel on pouvait lire : « Visite guidée : 7€34 ». Le signe était tenu à bout de bras par un homme vêtu d’une fort étrange manière. Pour commencer, il avait sur la tête un petit plot orange, comme ceux dont on se sert pour signaliser des travaux sur l’autoroute, par le sommet duquel jaillissait un épais bouquet de fils barbelés. Ensuite, il avait une bâche couverte de peinture autour de la taille et, en guise de veste, un artefact douteux confectionné à partir d’une multitude de planches de bois, de clous, de vis et de scotch. Enfin, il portait autour du poignet une boite de conserve dans laquelle avait été troué le mot ‘FOU’. Denis se pencha sur le côté pour aller regarder l’édifice que cachait l’énergumène. C’était une usine désaffectée. Mr Malher se retourna tout excité vers sa famille : « Un ouvrier. C’est un ouvrier ! J’en suis sûr ! Comme c’est pittoresque ! Oh, les enfants, allons-y, je suis sûr que ça vous plaira. », et, à l’exception d’Igorette qui lorgnait jalousement le couvre-chef de Léon, tous acquiescèrent avec enthousiasme.

Léon, assis sur un bidon d’essence, regardait avec admiration la superbe veste qu’il venait de troquer au patriarche de cette charmante famille en échange de son chapeau. La visite avait été un succès retentissant. Les enfants avaient adoré l’orgue tuyau et les clés à molette qui allaient avec et la mère était venue lui murmurer à l’oreille, avant de partir, que son Danse et dialogues autour de la rouille l’avait mise dans un délicieux état second. Elle lui avait même ensuite soufflé un baiser sur la joue et glissé un papier dans la main, que Léon s’était empressé de gober ; ces choses-là se mangent brûlantes. Ils avaient tous promis qu’ils feraient venir leurs amis. Léon leur avait répondu qu’il les recevrait avec plaisir mais.. Il se frappa le front ! Il avait oublié de leur spécifier que la saison des mouches approchait et qu’ils feraient mieux de réserver s’ils voulaient être sûrs d’avoir des places. Il s’empressa d’aller tirer une fusée éclairante pour les prévenir.

Le bidon d’essence de Léon Létrangleur, dans lequel il conservait ses recettes, fut bientôt plein à ras bord. Il décida d’embaucher son premier employé. C’était une autruche unijambiste et très cultivée qui répondait au doux nom de Kant. Il l’avait fait venir d’Autriche à grands frais. La période d’essai fut extrêmement concluante : les gens l’adoraient, et l’argent continua de pleuvoir. Un deuxième et un troisième employé arrivèrent peu après et Léon put arrêter de faire les visites lui-même. L’endroit tournait magnifiquement, avec ou sans lui.
Léon devint un homme riche. Mais il était encore fou. Le matin du vendredi 1 juillet 2011, deux ans jour pour jour après son épiphanie, cela cessa cependant de le tourmenter. Il tenait entre ses mains un paquet qu’il attendait depuis bien longtemps et pour l’obtention duquel il avait dépensé une fortune considérable. Ses mocassins inhibiteurs de folie, pointure parapente, étaient enfin là !

jeudi 2 juillet 2009

Là où il ne pleuvait plus

« Alors, t’arrives à voir ce que c’est ? »
Stain reposa son fusil à lunettes sur le sable, regarda son supérieur et acquiesça d’un air pourtant pas très sûr de lui : « C’est un vieux papy en slip sur un gros ver de terre, Doc. ». Doc haussa à peine les sourcils. C’était un soldat aguerri. Il en avait vu d’autres. Et il en fallait plus que ça pour le distraire. Il continua à scruter l’horizon, bien qu’il n’y ait absolument rien à y voir, et demanda dans le vent : « Il a l’air dangereux ? Des armes ? » ; Stain était déjà en bas de leur ‘monticule d’observation naturel sableux’ ou ‘MONS’ ou ‘dune’ pour les civils.

Cela faisait deux semaines qu’ils avaient été pris dans cette gigantesque tempête de sable et avaient perdu le reste de leur escouade et Stain, génie au tir et élément le plus jeune du régiment, commençait à en avoir ras la casquette de tous ces protocoles débiles. Y’avait pas un ennemi dans ce désert, y’avait pas un ami, y’avait pas un arbre. Y’avait rien du tout sauf du sable et de la poussière et un soleil de plomb au-dessus. Ils avaient mangé leur dernière ration de survie la veille au matin. Ils étaient épuisés, dégoulinants de crasse et déprimés. Et Stain n’allait pas crever de faim tout seul dans ce trou paumé après avoir loupé un pépé louche mais potentiellement nourrissant sous prétexte que l’armée, et Doc, disait qu’il fallait faire quatre fois le tour du bonhomme non identifié et sondé chaque centimètre de terrain les séparant à la recherche de mines anti-personnelles avant d’entrer en contact. Doc pouvait bien prendre toutes les précautions qu’il voudrait, Stain, lui, marcherait – et marchait – tout droit vers le vieillard.

Finalement, ils arrivèrent en même temps. Après avoir envisagé toutes les stratégies possibles, Doc s’était finalement décidé à suivre Stain et celui-ci s’était arrêté pour l’attendre. Le vétéran se rendre compte que le jeune soldat avait parfaitement bien décrit leur cible. Au sommet d’un haut MONS, un vieil homme était assis en tailleur sur un ver de terre de la taille d’une baleine. Le vieillard avait une peau rouge sombre extraordinairement parcheminée et il portait pour seul vêtement un court pagne bleu nuit qui lui couvrait les reins. Un long bâton décoré de diverses babioles reposait sur son épaule. L’homme et la bête étaient parfaitement immobiles. Quelques minutes plus tôt déjà, lorsque Doc leur avait crié : « Nous ne vous voulons aucun mal ! Ne tirez pas ! » accroupi derrière son sac à dos, l’improbable couple n’avait pas réagi. A dire vrai, affalé de tout son long sur le sable, le lombric semblait mort. Mais le vieil homme était indubitablement vivant. Il regardait le ciel sans ciller, dans l’attente évidente de quelque chose. Ou de quelqu’un.

Stain avait déjà mis deux ou trois coups de poings dans le museau spongieux du ver de terre sans obtenir de réaction. Il lui avait lancé du sable dessus. Il avait demandé au papy s’il avait de l’eau et s’il avait un abri quelque part dans les environs. Il avait crié des insultes. Pour aller réveiller l’ancêtre, il avait infructueusement essayé d’escalader le ver. Stain s’était activé comme un frénétique pendant vingt minutes mais le pépé, son destrier et le désert avec eux n’avaient pas montré le moindre signe d’avoir seulement remarqué sa présence.
Vidé du peu d’énergie qui lui restait, Stain s’était mis devant le ver et se contentait désormais d’agiter les bras au-dessus de lui une fois de temps en temps. Doc venait de le rejoindre après avoir enfin achevé son tour d’inspection quand brusquement, sans signes annonciateurs, le papy baissa la tête pour les fusiller du regard et hurla : « DEGAGEZ DE LA, LA MARMAILLE ! J’AI RENDEZ-VOUS AVEC LA PLUIE ! ». Les deux soldats, complètement pris au dépourvu, tombèrent à la renverse et dévalèrent en roulades arrière la moitié de la dune avant de réussir à s’arrêter.
Après avoir récupéré de son tournis et régurgité un litre de sable, Stain regarda à côté de lui. Doc était en position de combat, allongé sur le ventre et fusil en joue ! Stain, un peu éberlué, lui posa une main sur l’épaule et attendit qu’il se détende. Puis il l’aida à se relever et ils entamèrent péniblement la remontée.

Quand ils atteignirent pour la seconde fois le sommet du MONS, le vieil homme avait repris son imperturbable observation des cieux. Doc leva la tête. Il n’y avait rien. Pas un seul nuage, pas un seul oiseau. Le ciel était d’un bleu très pâle, comme si une fine couche de poussière voilait sa véritable couleur. Ce qui était sans doute le cas. Il réfléchit à la situation. De ce point élevé, on voyait très loin dans le désert dans toutes les directions. Il n’y avait aucun signe d’agitation. Ni même de vie. Stain et lui n’obtiendraient rien du vieillard si ce dernier ne le voulait pas. A moins peut-être de lui tirer une balle dans la jambe mais d’une part, c’était une solution extrême qu’ils pouvaient au moins repousser jusqu’au lendemain et d’autre part, Doc n’était pas sûr de vouloir énerver le monstrueux ver de terre qui n’était, finalement, sans doute qu’endormi. Il n’y donc avait plus qu’une chose à faire : attendre, et espérer que le vieil homme accepte sans trop tarder que la pluie ne viendrait pas et les aide.
Doc revint sur terre et partit à la recherche de Stain. Le jeune soldat était allé s’asseoir à l’ombre, de l’autre côté du lombric. Il avait sorti un cigare et le faisait tourner entre ses doigts en regardant le paysage. Doc s’assit à côté de lui et sortit sa pipe. Stain lui jeta un coup d’œil narquois et ricana : « T’es sans doute le seul soldat du monde à fumer de ce truc, Doc. ». Le vétéran s’enfonça plus profondément dans le sable et se pencha en arrière jusqu’à ce que sa tête vienne reposer contre le ventre mou du ver de terre. Il bourra sa pipe de tabac parfumé, l’alluma, tira dessus quelques bouffées – ses yeux se plissèrent de plaisir – et exhala lentement avec un soupir d’aise : « Fiston, quand j’étais gamin, mon père me berçait en me lisant les œuvres de Tolkien. Je me souviens pas de tout parfaitement, mais si y’a une chose dont je suis sûr, une chose que j’ai apprise.. C’est que dans ce genre de moments, soit tu fumes la pipe, soit tu fumes pas. ». Stain singea son supérieur en s’installant confortablement à son tour. Puis il clama une citation d’un film dont Doc n’avait jamais entendu parler et, goguenard, embrasa l’extrémité de son cigare. Con de bleu.

Les deux soldats fumèrent longuement en silence. Les ombres des dunes s’allongeaient. De temps à autre, une portée de jeunes grains de sable allait dévaler une pente dans un léger crissement sec. La température s’adoucissait progressivement. Stain, cigare au bec, se laissa submerger en douceur par la fatigue.
Il se réveilla en sursaut une heure plus tard. Le papy, qui venait de lui mettre un coup de bâton dans les côtes, le dévisageait d’un air dubitatif. Son nez touchait presque celui de Stain. Sans quitter le jeune soldat des yeux, le vieux donna un méchant coup de pied dans le tibia de Doc, qui s’était endormi aussi, en criant : « DEBOUT LA-DEDANS ! ». Avant même d’avoir ouvert les yeux, Doc avait le canon de son arme sur la tempe de son assaillant. Mais un clignement d’œil plus tard, son fusil était fracassé par le bâton du vieux et Doc lui-même était repoussé dans sa position de départ.
Le pépé ninja, comme décida alors de le surnommer Stain, recula d’un pas, posa ses mains fripées sur son pagne et articula, comme s’il parlait à des demeurés : « Alors comme ça, vous avez besoin d’eau, les jeunes ? C’est pas un problème ça. Je peux même vous filer de quoi manger et dormir si vous arrêtez de vous conduire comme des petits malappris. Ouais ? ». Sans oser se regarder, les deux soldats acquiescèrent de leur côté. Le pépé ninja sourit à pleines dents et poursuivit : « Super ! Mais on a une petite trotte à faire, et vous avez pas l’air en état. Vous aurez qu’à monter sur Sylvie. ». Sur quoi, il lança un sifflement strident et sauta sur son lombric. Puis, voyant Stain essayer de grimper derrière lui, il lui mit un coup de bâton sur la tête et précisa : « Lui, c’est Ishtar, bleusaille. Et il admet personne d’autre que moi sur son dos. Tu trouves qu’il ressemble à une demoiselle, toi ? Sylvie va arriver dans une minute, tu verras la différence. ».
Effectivement, une minute plus tard, une grosse bosse de sable apparut à côté d’eux. Les deux soldats, qui s’attendaient à voir émerger un ver de terre plus fin et plus gracieux qu’Ishtar, furent presque effrayés en voyant jaillir deux énormes antennes noires. Puis le furent tout à fait quand celles-ci furent suivies par une blatte de la taille d’un hippopotame. Sylvie alla se garer près du ver de terre, qui n’avait toujours pas bougé d’un pouce depuis l’arrivée de Stain et de Doc, et s’immobilisa. Le vieux fit un geste pour leur dire de monter dessus et, comme s’il venait de s’en souvenir, enchaîna en se présentant soudain par cette seule phrase énigmatique : « A propos, les enfants m’appellent Le Vieux. ».
Doc, bien que fortement ébranlé, alla puiser profond dans son entraînement militaire et fut le premier à réagir. Il se présenta, présenta Stain et expliqua brièvement, sans donner de détails compromettants, ce qui leur était arrivé. A la suite de quoi, il prit son courage à deux mains et grimpa sur Sylvie, suivi de près par Stain qui semblait encore à moitié en état de choc. A peine étaient-ils tous les deux installés qu’Ishtar le ver de terre géant sortit de sa léthargie. Il s’ébranla lourdement et se mit en route sans avoir reçu aucun ordre, Sylvie la blatte sur ses traces.

Après un court trajet, le groupe arriva en vue d’un gigantesque rocher rouge. Ishtar et Sylvie accélérèrent en l’apercevant et des traces de vie commencèrent à apparaître ici et là : un puit, un muret, des petits canaux d’irrigations et quelques plantations rachitiques. En passant à côté d’un enclos où s’agitaient des centaines de vers et de blattes de la taille d’un chat, le Vieux cria par-dessus son épaule en les montrant : « V’LA LES ENFANTS ! ». Les deux adultes continuèrent leur chemin en fonçant encore plus et, bientôt, ils déposaient les trois humains au pied du monolithe, devant une porte creusée à même la roche. Quand le Vieux se fut assuré que les deux soldats étaient bien à terre, il émit un petit claquement de langue et Ishtar et Sylvie firent un prompt demi-tour et filèrent en direction de leurs bambins.
Stain et Doc, les jambes un peu flageolantes après cet inhabituel trajet, emboîtèrent le pas du Vieux à l’intérieur et se retrouvèrent dans une large salle. Elle était vide à l’exception d’un puit à l’entrée, une structure pour faire le feu en son milieu, et quelques gros coussins disposés en vrac contre les murs. Il y faisait frais. Le Vieux posa son bâton dans un coin, fit craquer son dos en gémissant et grogna aux soldats : « Mettez-vous à l’aise, les jeunes. On bouge plus jusqu’à demain matin. Le bois et la nourriture seront bientôt là. Et vous pouvez boire au puit autant qu’il vous plaira en attendant. ». A ces mots, Stain se précipita vers l’eau. Doc, fidèle à lui-même, préféra faire d’abord un petit tour de l’endroit, tâtant les murs, reniflant l’air, tapotant le sol. Quand il arriva au puit, Stain regardait dehors, l’air aux aguets. Doc le rejoignit et entendit aussi ce qui intriguait son compagnon : c’était comme si une centaine de crabes faisaient claquer leurs pinces en même temps, et qu’ils s’approchaient à grande vitesse. Le vétéran courut vers son barda pour aller prendre son arme, mais le Vieux l’arrêta et lui expliqua : « Pas de panique, Doc, c’est juste le dîner qui arrive. ».
Effectivement, peu après, une dizaine d’ ‘enfants’, blattes et vers confondus, entraient dans la salle avec des bouts d’ossements et des sortes de bouses sur le dos et jetaient le tout dans l’espèce de cheminée au centre de la salle. Le Vieux, qui était sorti un moment plus tôt, revint avec une torche et alluma le feu. Puis il prit une blatte au hasard dans la masse grouillante, chassa les autres d’un claquement de langue, embrocha la malheureuse sur un bout de bois et la mit à griller.
Il alla chercher trois coussins, les lança pêle-mêle autour du feu et s’assit sur l’un d’eux. Affamés, les soldats l’imitèrent sans un mot.

Pendant le repas, alors que la nuit et le froid s’abattaient sur le désert, le Vieux raconta son histoire à ses invités.
« Quand j’étais jeune, j’étais le prince de ces terres. Ce rocher était mon sublime château et ce désert mon luxuriant domaine. Ahrum ! J’étais beau et fort comme un Dieu. Des cohortes de princesses venaient tous les soirs se jeter à mes pieds en me suppliant de bien vouloir les épouser. Elles m’apportaient mille présents et me promettaient mille bonheurs. Certaines étaient douces, d’autres courageuses, celle-ci était lumineuse de beauté et celle-là débordante de talents, l’une d’une sensualité enivrante, la suivante d’une droiture exemplaire. Et toutes m’aimaient de l’amour le plus pur. Je les recevais toutes avec gentillesse, mais j’étais incapable de répondre à leurs attentes. Ahrum ! Mon cœur était déjà pris. Depuis mon plus jeune âge, déjà, je n’avais d’yeux que pour elle. La pluie. Si belle, si gracieuse, si imprévisible. Si forte. Si délicieuse ! La pluie occupait toutes mes pensées de l’aurore au crépuscule, et la nuit entière encore. Dès qu’elle se manifestait, quoique je fusse en train de faire, je me précipitais dehors et l’accueillais dans mes bras. Je serrais sa fine taille tout contre moi et je dansais avec elle, parfois des jours entiers, jusqu’à ce qu’elle se lasse et s’en aille bénir quelque autre terre et quelque autre prince. Je souffrais alors terriblement. De son absence tout simplement et de l’imaginer avec un autre. Et chaque séparation était pire que la précédente.
Le jour de mes vingt ans, alors que personne ne l’attendait et que je me morfondais dans mon lit, elle tomba soudainement de nulle part, tonnant et virevoltant en tous sens en mon honneur. Elle n’avait jamais été aussi belle ! En courant dehors, je ressentis une indescriptible euphorie me transporter, j’étais le plus heureux des hommes. Je me jetai en elle et lui livrai mon âme. Mais à peine avions-nous commencé à nous reconnaître qu’elle se fit brusquement distante. Le désespoir m’envahit instantanément. Je lui courus après pendant des heures et lui hurlai de revenir. Je lui promis tout. Que je le possède ou non. Rien n’y fit ! Je finis par m’écrouler d’épuisement et de chagrin et elle, indifférente à mes sanglots, s’éloigna lentement, comme une reine blessée dans son orgueil. Ce soir-là, ma détresse dépassa les limites de ce que j’étais capable de ressentir, et ce qui déborda se transforma en haine.
Quand la pluie revint, deux jours plus tard, elle se fit plus douce que jamais, presque suppliante. Je la regardais depuis ma fenêtre et je mourrais d’envie de venir la rejoindre mais ma haine, encore vibrante, m’en empêchait. Je l’adorais et la maudissais en même temps. Elle pleura sur mon château et sur moi, pour moi, pendant une journée entière. Puis elle s’en fut. Pour ne plus revenir.

Je dépéris. Mes admiratrices se lassèrent. Mes sujets m’abandonnèrent les uns après les autres. Mes terres s’asséchèrent. Mon château s’écroula. Mes vêtements s’émiettèrent. Trente ans plus tard, mon paradis ressemblait déjà beaucoup à ce que vous voyez maintenant. C’est approximativement à cette période – j’avais perdu le compte exact des années – qu’Ishtar et Sylvie arrivèrent. Ils venaient d’être exilés de leur royaume et je leur accordai asile.
Peu après, je revis la pluie. Elle ne tomba pas sur moi mais je la vis passer, glisser tout prêt. Avait-elle changée ? Si peu par rapport à moi. Mais elle me parut encore plus ravissante qu’avant. Une émotion considérable m’envahit. Je n’arrivais plus à penser. C’était elle ! C’était elle ! Soudain, je la vis changer imperceptiblement de direction et se tourner vers moi. Encore aujourd’hui, je suis incapable d’expliquer pourquoi, mais à cet instant précis, une indicible terreur me transperça. Je me jetai à plat ventre sur le sable et creusai avec l’énergie du désespoir un trou dans lequel je m’enfouis intégralement. Je restai ainsi, le cœur battant à tout rompre et sursautant au moindre bruit, pendant une vingtaine de minutes avant d’oser bouger à nouveau. Quand je sortis de ma cachette, elle était déjà loin. Le peu qui restait de mon cœur fut définitivement brisé ce jour-là. Je m’étais trahi moi-même.

Ce jour-là, je contemplai l’idée de mettre fin à ma vie. L’objet de ma passion m’échappait depuis longtemps maintenant, mais si je ne pouvais plus me fier à son moteur, à ma sincérité, alors il ne me restait effectivement plus rien. Devant l’échafaud, cependant, je changeai de résolution. Je ne pouvais pas changer la nature de mon aimée. Mais je pouvais changer la mienne ! Je pris la décision de combattre ma peur, seule coupable de mon malheur, en prévision du jour où je la reverrais à nouveau. J’appelai Ishtar, grimpai sur son dos et le laissai me conduire où bon lui semblait. Il m’emmena sur la dune où vous m’avez trouvé. J’y passe chacune de mes journées depuis bientôt quarante ans. J’y ai rendez-vous avec la pluie. »

Vidé, le Vieux s’arrêta là. Il baissa la tête et ne bougea plus. Stain regarda Doc, lui fit une grimace et chuchota : « Il est complètement fêlé le papy ! ». Le vétéran ne répondit pas. Il était perdu dans ses pensées. Il avait aimé cette histoire. Il se souvenait de l’intense sensation de paix qu’il avait ressenti cet après-midi. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas senti aussi bien. La preuve en était qu’il s’était profondément endormi. Lui ! Doc le super soldat ! Sans prêter attention à Stain qui essayait de se confectionner un lit avec le plus de coussins possible, il se leva et alla s’allonger dehors à même le sol. Il continua de réfléchir et finit par s’endormir en se perdant dans une symphonie d’étoiles comme il n’en avait jamais vu.

Stain était en train de le secouer en sifflant : « Le papy est mort ! Le papy est mort ! ». Doc se redressa douloureusement pendant que le jeune soldat lui expliquait comment en se réveillant il avait trouvé le Vieux dans l’exacte position dans laquelle ils l’avait laissé, et comment il était allé le secouer pour le réveiller et l’avait vu tomber tête la première dans les dernières braises du feu de la veille. Il l’en avait vite retiré mais il avait compris sans avoir à prendre son pouls : le Vieux avait clamsé.
Stain était nerveux. Il pensait que les Enfants du papy allaient vouloir se venger sur eux, alors qu’ils n’y étaient pour rien. Il voulait prendre autant d’eau qu’ils le pourraient et se carapater d’ici le plus vite possible.
Une fois de plus, Doc laissa le gamin s’agiter dans son coin. Il ne se sentait pas menacé par les Enfants. Il avait pris sa décision dans la nuit : il allait rester. Il se sentait bien ici. En paix. Et puis, il avait un message à transmettre à la pluie.

mercredi 1 juillet 2009

L'intempérance partagée

Paris est une majestueuse ville de France. Une ville indescriptible de splendeur et de grâce. De grandeur. De faste. De génie. Paris est une ville dont le seul et unique défaut est d’avoir une population : cet infâme agglomérat d’êtres veules et gras, à peine humains, qu’on appelle honteusement les parisiens.
Ces habitants indignes de Paris la mélancolique ont deux caractéristiques fameuses qu’il me faut absolument spécifier pour que la suite de mon récit soit accessible. La première d’entre-elles est que les parisiens sont d’une prodigieuse placidité. Et la seconde est qu’ils ont une mémoire extraordinairement courte.
La spectaculaire conséquence de la nature viciée des parisiens est qu’en dépit du nombre insensé d’exploits que connut Paris au cours de son Histoire, seuls deux noms ont été gravés sur les murs de son panthéon ! Et, pire, que ces noms sont faux ! En passant à côté du légendaire bâtiment, on ne peut manquer ces deux inscriptions en lettres capitales soignées : « ALBERT » et « FRANCK ». Sur demande, on peut s'entendre expliquer comment ces deux êtres se sont entretués au cours d’un sanglant combat épique. Ou comment la municipalité décida que, bien que mauvais, Albert avait contribué à la gloire de Franck et qu’ainsi, sa place à ses côtés était méritée. Et on serait presque tenté de nommer ses enfants en l’honneur de ces illustres inconnus. Cependant, l’insoutenable vérité, qu’on ne donnerait jamais et qu’il me faut révéler, est que, quand vint le moment d’immortaliser ces deux personnages, plus personne dans la ville n’était capable de se souvenir de leur vrai nom ! Mais que tous s’accordèrent pour dire qu’on ne pouvait pas décemment inscrire : « LE DEMON » et « LE VENDEUR DE TOMATES ».

Le démon avait presque apparence humaine, abstraction faite de sa peau gris sombre, de ses yeux couleur de sang, de sa bouche démesurément grande et de sa longue queue pointue. Il mesurait près de 2m et était d’une force incommensurable. Il portait un chapeau haut de forme, un long manteau noir mité et un pantalon de costume déchiré et il errait dans la ville, le torse et les pieds nus. Dans sa main droite, il tenait une énorme chaîne au bout de laquelle traînait un cercueil en bois massif.
Il dormait sous les ponts le jour et arpentait les rues de Paris le soir à la recherche de victimes dont il dévorait les corps et aspirait les âmes. Il n’épargnait qu’un petit fragment des deux et les jetait dans son cercueil comme trophées une fois son festin terminé.
Ce n’est cependant ni son apparence ni ses mœurs qui terrorisèrent les parisiens. Ils avaient déjà vu, bien qu’ils ne s’en souvinssent pas, bien des monstres. Pendant la décennie où il vécut à Paris, ce qui instilla la peur dans les foyers de la noble Paris, ce fut son appétit gargantuesque. Le démon était littéralement insatiable. De son arrivée à Paris jusqu’à sa mort, il dévora l’intégralité des parisiens que son regard croisa, son meurtrier compris.

Le vendeur de tomates avait, lui aussi, presque apparence humaine, abstraction faite de sa taille minuscule, de la courbure exagéré de sa colonne vertébrale et de sa molle bedaine de Bouddha. Il avait aussi un nez et des oreilles grotesquement longs et une peau à l’aspect moisi qu’on s’attendait à voir tomber à chaque instant. Mais ce qui rendait le vendeur de tomates exceptionnel par-dessus tout, c’était sa passion aussi vibrante et quasi obsessionnelle qu’absurde pour les fruits sphériques et verts. Une passion qui le désespérait autant qu’elle faisait sa joie parce qu’étant vendeur de tomates, il était confronté chaque jour au marché à des milliers de fruits qui n’avait rien de sphérique et rien de vert. Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de pester contre le Créateur : « Seigneur ! Pourquoi cette mandarine n’est-elle pas plus verte ? Et que n’as-tu point arrondi un peu cette poire ? Qu’avons-nous fait pour être punis ainsi ? ». Les stands de pommes ou de raisin, en revanche, pouvaient le transporter de joie au point de se mettre à distribuer les tomates gratuitement. Ces épisodes de liesse étaient connus dans la France entière, et des cars entiers de touristes tentaient chaque jour de venir assister au spectacle du tourbillonnant distributeur de tomates. Mais l’euphorie n’était jamais bien longue. Une petite voix grinçante finissait toujours par se faire un passage au milieu de ses cris de joies pour lui chantonner à l’oreille : « Pas tout à fait ronds ! Pas tout à fait verts ! Ce n’est pas ce que tu cherches, mon frère ! » et le vendeur de tomates revenait rapidement à son humeur maussade habituelle.
Les jours où il avait ce genre de crise, le vendeur de tomates avait toujours besoin au dîner de manger une grande quantité du fruit qui l’avait mis dans cet état. De fait, il lui arrivait, certains soirs, d’engloutir jusqu’à 50 pommes vertes.
Certes original, ce petit homme n’en était pas moins encore plus veule et gras que ses congénères parisiens. Comment cet être pitoyable put-il bien réussir à terrasser un indestructible démon ? Lui-même ne le sut jamais.

C’était un jour comme les autres qui commençait à Paris. Le démon dormait sous un pont, le sommeil agité par la faim qui le tenaillait sans cesse. Les parisiens les plus malchanceux débutaient leur journée de travail, une sourde angoisse au ventre que le monstre ne soit pas tout à fait endormi. Au cœur de cet affairement naissant, le vendeur de tomates se tenait immobile, le souffle coupé. Son fournisseur venait de poser devant lui sa cargaison du jour et lui demandait pour la quatrième fois s’il voulait bien signer la confirmation de réception. Le vendeur de tomates n’en croyait pas ses yeux. Toutes ces années, et il n’y avait jamais pensé. Toutes ces années, elles avaient été là, à l’attendre les bras ouverts, et il ne les remarquait qu’aujourd’hui ! Il tomba à genou : « Marie Jésus Joseph, vous avez entendu ma prière ! Vous m’avez guéri de mon aveuglement ! Soyez bénis ! Soyez bénis ! ». Des tomates pas mûres ! Toutes rondes. Toutes vertes. Rondes comme la Terre, le Soleil et Dieu et vertes comme l’Eden. « Mon fruit vert et rond ! Mon tout petit. C’était donc toi, depuis le début. ». Le livreur signa sa feuille lui-même et s’en alla sans demander son reste. Le vendeur de tomates s’était mis à pleurer.
Il resta ainsi toute la matinée, prostré et heureux, contemplant son miracle. Puis, quand le soleil atteint son point culminant dans le ciel, il sécha ses larmes, alla chercher une chaise, une petite table, une assiette, des couverts et une serviette chez lui et il commença à manger.
Dix heures plus tard, alors qu’il faisait déjà nuit noire depuis un certain temps, le vendeur de tomates bavait d’un air béat devant l’ultime fruit sur les 350 livrés. Complètement drogué par son orgie de tomates, il désirait toujours intensément le dernier des fruits sphériques et verts mais un reliquat de conscience le retenait de l’achever. Et si c’était la dernière fois qu’il en voyait un ? Comment pourrait-il vivre sans ses mignonnes petites tomates vertes ? Quel dilemme ! Si seulement il pouvait être sûr qu’il en recevrait d’autres le lendemain. Le vendeur de tomates brandit soudain sa fourchette vers les étoiles. Il tenait la solution ! Il n’aurait qu’à appeler son fournisseur pour lui dire de ne plus lui envoyer que des tomates pas mûres. Il paierait le double s’il le fallait. Triomphant, le vendeur de tomates abattit violemment sa fourchette sur le fruit. Mais dans le brouillard qu’était son esprit et dans sa hâte, il manqua son coup. Le fer ripa sur la tendre peau verte et vint briser l’assiette tandis que le fruit s’échappait de la table en bondissant.
Le petit homme contempla les bris d’assiette, hébété, et cria « OU TU ES, TOMATE ? ». Elle avait disparu. Il regarda autour de lui. Rien. Il dispersa la fumée qui dansait devant ses yeux plissés et regarda de nouveau. Ah ! Elle était là. Au milieu de la rue. Il tenta de se lever. Ses jambes étaient en gelée. Il tituba sur quelques mètres et s’écroula de tout son long. La tomate n’était plus bien loin. Il continua en rampant mais son gros ventre le freinait considérablement et c’est au prix d’un incommensurable effort que le vendeur de tomates atteignit enfin son trésor. Il resserra ses doigts dessus avec tendresse et roula sur son dos, des larmes plein les joues.

Le démon arriva à cet instant. Il marcha lentement jusqu’au petit homme et s’arrêta à quelques centimètres de sa tête. Du haut de ses 2m, il observa sa victime sans bouger pendant près d’une heure. Le temps qu’elle finisse son dernier repas.
Quand le vendeur de tomates eut enfin avalé sa dernière bouchée, le démon s’accroupit, ouvrit grand la bouche et goba la tête souriante du bienheureux. Il lui croqua ensuite une épaule, puis l’autre, le torse, le ventre et le bassin. Il prit deux membres dans chaque main, se releva, les lança en l’air et les fit disparaître dans son gosier les uns après les autres. Il se racla la gorge à deux reprises et expulsa dans les airs une petite vertèbre qu’il alla mettre dans son cercueil. Enfin, alors, il fit une drôle de grimace. Ce truc avait vraiment eu un goût atroce.

Le lendemain matin, un parisien qui passait par là découvrit avec horreur le démon gisant sur le dos à l’endroit précis où le vendeur de tomates avait été dévoré. Le démon était encore vivant mais il était dans un sale état. Il bavait un liquide verdâtre et était secoué de convulsions. Le parisien courut se cacher derrière ce qui s’appellerait bientôt la Table du Dernier Repas et, tremblant de tous ses membres, observa longuement le démon. L’état de celui-ci se détériorait indubitablement, mais aussi très lentement. Si bien qu’une fois s’être assuré que le démon ne représentait plus le moindre danger, le parisien prit la décision d’aller lui écraser la tête. Il s’approcha avec mille précautions du monstre. Arrivé à proximité, il leva les bras aux ciels et ne se rendit compte que trop tard qu’il avait oublié de prendre une grosse pierre pour l’achever.

Cet idiot fut la toute dernière victime du démon, qui mourut quelques minutes plus tard d’une terrible indigestion de fruits sphériques et verts. Il ne figure pas au panthéon des parisiens mais sur sa tombe au Père Lachaise, dans laquelle ne repose que son pouce droit, une bonne âme est tout de même venue lui faire l'honneur d'inscrire en lettres capitales soignées : « CELUI QUI AVAIT L’INTENTION, MAIS OUBLIA LA GROSSE PIERRE. ».

mardi 30 juin 2009

Une pièce de 5 centimes sur un rail de métro

C’était une étouffante après-midi de Juin. J’étais allongé paresseusement sur mon lit, nu à l’exception d’une chemisette ouverte et d’une chaussette à l’envers. Les yeux dans le vague, je me curais alternativement une oreille ou un pied selon la partie la plus lasse de mon bras. Mon triceps commençait justement à me tirer un peu trop. Je laissai donc tomber mon bras sur ma hanche et entrepris de reprendre la trituration systématique de mes orteils ou, plus exactement, de mon orteil le plus facile à atteindre : le gros. Je me souviens distinctement avoir été en train de penser très sérieusement à la vie que je menais et au fait qu’à 24 ans et en dépit de ce que mes proches avaient l’air de penser, j’étais devenu un bon à rien tout à fait respectable.
Cinq jours par semaine, j’allais bosser de 19h à minuit dans un grand bar chic du centre. Je gagnais 60€ dans la soirée. 10€ de l’heure jusqu’à 22h, puis 15€ jusqu’à minuit. Ma piaule de deux mètres sur trois me revenait à 20€ par jour. Ca me laissait 160€ par semaine pour manger. Ce qui était largement suffisant. J’avais suffisamment d’argent pour survivre et m’acheter un ou deux paquets de clopes ou un livre ou une séance de ciné le week-end. Quand je ne bossais pas et n’étais ni en train d’acheter ni de consommer du divertissement, je regardais le temps et les nuages passer depuis mon plumard en me malaxant le gros orteil. Une fois par mois peut-être, j’allais passer une après-midi au parc pour m’assurer que les jambes des filles étaient encore suffisamment longues. Et puis je m'en retournais à ma routine pèpère, l’esprit tranquille jusqu'à la fois suivante. La vie était douce et je ne voyais pas bien comment tout ça pouvait changer. J’avais bien eu des rêves à une époque mais..
Un bout de verre ? Emporté par ma nostalgie des temps où j’avais encore l’esprit d'aventure, j’étais parti sans m’en rendre compte explorer des orteils plus exotiques que mon gros pouce familier. Et j’en revenais avec un butin ! Bigre ! Qu’est-ce qu’un bout de verre venait faire entre mes doigts de pied ? Sans faire de gestes brusques, afin de préserver tous les éléments – le bout de verre, mes muscles, l’atmosphère – en état, j’amenai l’objet jusque devant mes yeux pour inspection. C’était bien un bout de verre ! Il était gros comme une pièce de deux euros, en forme d’étoile et avait une petite tête d’ours souriante imprimé dessus. Ou dedans ? Comment ça marche ces trucs là ? Enfin bref, je ne l’avais jamais vu de ma vie ! Sa forme me faisait penser à un shuriken. Je fermai un œil, visai la fesse gauche de Yumi, sur mon mur, et ratai lamentablement mon tir. Dans une molle trajectoire, le bout de verre s’était tranquillement fait la malle par la fenêtre ouverte. Après une seconde d’hésitation entre amère déception devant mon échec et deuil devant la disparition de ma nouvelle arme, je décidai finalement d’oublier l’évènement dans son ensemble et reprit hardiment ma pédicure et le cours de mes pensées.
Ouais. J’avais eu des rêves à une époque. Par exemple, au lycée, j’avais ardemment désiré devenir pêcheur. Mais il s’était avéré qu’il faudrait pour ça que j’aille vivre près de la mer et l’idée du trajet m’avait considérablement démotivé. Plus tard, j’avais pensé à cadre. Mon oncle en était un et passait son temps à pioncer au bureau. C’était le proviseur en personne qui s’était chargé de m’expliquer que cet état de sieste semi permanent était quelque chose qui se méritait. J’avais jamais bien aimé mériter les choses, moi. Ca enlevait tout le charme à l’obtention. Du coup, j’avais opté pour bon à rien. J’avais un peu vacillé sur mes fondations quelques années plus tard, quand j’avais rencontré Maï. Elle était jolie comme tout, constamment joyeuse et pleine d’énergie. A tel point que j’avais failli être contaminé. Je n’ai jamais bien compris ce qu’elle avait pu voir en moi. Ca avait duré trois mois, et puis elle était partie. Sans vraiment expliquer non plus. Honnêtement, qui aurait pu lui en vouloir ? Une grosse limace comme moi ! Quand elle m’avait tourné le dos pour la dernière fois, j’avais senti en moi une drôle d’impression qui me poussait à la poursuivre. Mais le temps que je décide ce que je devais en faire, le sentiment s’était fait complètement engloutir. C’est que j’ai l’inertie costaude, moi. De toute façon, je pensais honnêtement que c’était au mieux pour tout le monde. J’avais entendu dire qu’elle s’était trouvé un autre mec. Ca me faisait un peu mal, mais il pouvait difficilement être moins adapté à elle que moi. Et de mon côté, libéré de sa saine influence, j’avais pu développer à mon rythme le style de vie qui me convenait le mieux. Un jour, j’irais la voir – elle, ses bambins et sa grande maison – et je lui montrerais l’homme accompli que j’étais devenu. Dans une décennie ou deux, rien ne pressait. Il me suffirait de la regarder dans les yeux et elle comprendrait. Je serais en short et torse nu, avec mes sandales préférées. J’avais hâte. Aah.. AH !
Une tête me regardait depuis ma fenêtre ! J’habitais au quatrième étage, comment c’était possible ? Une main toute poilue, qui semblait n’avoir aucun rapport avec cette tête bien rasée, sortit de nulle part et ouvrit la fenêtre en grand. Elle fut bientôt suivie d’une seconde tête, pourvue d’une barbe hirsute, beaucoup plus vraisemblablement propriétaire de cette main. Mais combien étaient-ils ? Et qu’est-ce que c’était que ce bazar ? Machinalement, je me remis à tripoter mon gros orteil. Le contact avec ma peau nue me fit réaliser que j’étais encore à moitié à poil. Paniqué, je regardai autour de moi. Il n’y avait pas une seule fringue. Il me restait une seule option : j’enlevai ma chaussette et me l’enfilai autour du sexe. Après quoi, je me mis en tailleur et fit face aux envahisseurs. Les deux hommes, le normal et le poilu, avaient eu le temps d’entrer entièrement dans la pièce. Ils portaient tous les deux un costume sur mesure tout noir et ils avaient l’air absolument gigantesques dans ma minuscule chambrette. Ils s’étaient mis chacun d’un côté de la fenêtre et me regardaient méchamment, sans bouger. C’était qui ces gus ? Je dis : « Vous êtes qui ? » et en guise de réponse, une troisième tête se matérialisa dans le cadre de ma fenêtre. Celle-là, contrairement aux deux autres, n’avait rien d’impassible. D’abord, elle semblait au bord du malaise : elle avait les yeux exorbités et soufflait comme un taureau en rut. L’escalade de l’immeuble avait du lui poser quelques problèmes. Et surtout, elle était couverte de sang. Les deux molosses semblèrent se réveiller. Deux mains comme des assiettes s’engouffrèrent dehors avec fluidité et revinrent dans ma chambre, accompagnées d’un petit homme grotesque effectivement très essoufflé. Le nabot ensanglanté fut posé à terre et pendant qu’il essayait de reprendre sa respiration, les deux géants s’immobilisèrent à nouveau. J’en profitai pour reposer ma question en y ajoutant une infime partie de la perplexité qui m’emplissait : « Vous êtes qui, bordel ? ». Le petit ne semblait toujours pas en état de répondre, alors je regardai successivement les deux balaises. Le normal ne réagit pas mais le poilu, après une petite hésitation, leva un de ses énormes bras au-dessus du gnome et pointa le sommet de son crâne. Je regardai et crus effectivement voir un petit quelque chose dépasser. Je me penchai en avant et reculai immédiatement en reconnaissant se découper dans la lumière de la fenêtre la petite tête d’ours souriante. Mon shuriken ! Merde. Ces tarés venaient donc de grimper mon immeuble pour venir me casser la gueule. Sacrée volonté ! Surtout par cette chaleur. Immédiatement, je m’outrai : « Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est à moi ? ». Le poilu pointa placidement son doigt démesuré vers le rebord de la fenêtre sur lequel reposait incontestablement un verre où dansait joyeusement un ours décapité. Qu’est-ce que ce truc foutait là ? J’haussai les épaules et regardai de nouveau le crâne du blessé. Pourquoi, diable, n’avaient-ils pas enlevé ce putain de bout de verre ? Fallait être con ! Je dis : « Pourquoi vous l’avez pas enlevé ? Faut être con ! ». Le grand normal, menaçant, fit mine de s’approcher mais le poilu le retint, soudain inquiet. Au lieu de s’améliorer, l’état du petit empirait à vue d’œil. Il tournait au violet. Le poilu gronda : « Faut qu’on l’emmène à l’hôpital, il va clamser. ». L’autre jeta un coup d’œil au nain et, devant l’évidence, acquiesça. Il le prit par l’aisselle, se le posa sur l’épaule, enjamba le montant de la fenêtre et, avec un dernier regard mauvais dans ma direction, disparut. Le poilu était resté. Il me toisa des pieds à la tête, en s’attardant un moment sur la chaussette, puis il se dressa de toute sa hauteur et tonna : « On reviendra ! ». Impressionné malgré moi, mon « Prenez l’ascenseur la prochaine fois ! » resta coincé au fond de ma gorge et l’autre gorille disparut avant que je ne me ressaisisse.

Mon pénis fut le premier à revenir à la vie après cette expérience traumatisante : il avait trop chaud ! Je l’extirpai de ma chaussette, que je jetai nonchalamment vers la fesse droite de Yumi, et me rallongeai en soupirant. Toute cette histoire avait sans doute une morale. Une morale qui impliquerait une pièce de 5 centimes sur un rail de métro et le fait de rester fidèle à ses convictions. Mais j’y réfléchirai le lendemain. Pour l’heure, j’avais un deuxième gros orteil à gratter et de lointaines et improbables retrouvailles à imaginer.

lundi 29 juin 2009

Evolution

Pour la treizième fois, Lin se réveilla dans la Chambre. La Chambre était un cube métallique. Il était tiède et soyeux au toucher. Ses côtés, qu’aucun son ni aucune lumière ne semblait pouvoir traverser, devaient mesurer dans les 1m20. Et il n’y avait rien d’autre à en dire.
« Treizième réveil, treizième jour. » pensa Lin. C’était sans doute faux, mais faute d’une meilleure méthode pour évaluer le temps écoulé, Lin avait décidé de compter comme ça.
Treize jours. Elle avait toujours de l’air. Elle n’avait toujours pas faim. Ni soif. Elle n’était pas sale. Elle se sentait bien, physiquement et mentalement. Elle était déterminée.

Quand elle s’était réveillée pour la première fois dans la Chambre, sa nudité avait été la première chose qu’elle avait remarquée et elle avait été terrifiée à l’idée qu’elle avait peut-être été violée. Instinctivement, elle avait porté la main à son sexe et s’était rendu compte qu’elle avait été rasée. Quand peu après, elle avait aussi compris qu’elle était dans une boite, sa terreur avait pris une toute autre dimension. Terreur et rage avaient été les seules émotions qu’elle avait ressenties ce premier jour. Elle avait crié, pleuré et frappé contre les parois du cube pendant des heures sans discontinuer. Jusqu’à s’effondrer d’épuisement. Les mains en sang et la voix brisée.
Quand elle s’était réveillée pour la deuxième fois, elle s’était immédiatement sentie beaucoup plus calme. Elle avait décidé qu’elle ne pouvait pas être la victime d’un psychopathe. Tout lui paraissait trop propre. Cela ressemblait plutôt à une expérience. Et au lieu de l’effrayer davantage, cela l’apaisa. L’idée d’organisation et de contrôle la fit se sentir presque en sécurité. Elle s’imagina comme un rouage de cette expérience. Un rouage qui avait un rôle à jouer. Il s’agissait juste de trouver lequel. Et elle avait entrepris d’explorer minutieusement sa situation. Elle avait découvert que ses mains, encore un peu douloureuses, n’étaient plus ensanglantées. Et que ses poils pubiens n’étaient pas les seuls à avoir disparu : elle n’avait plus aucun poil, ni aucun cheveu, sur son corps. Même ses cils et ses sourcils avaient été enlevés. En dépit de cette étrangeté, elle se sentait bien physiquement. Alors même qu’elle s’était évanouie d’épuisement la veille. Elle en conclut qu’on avait pris soin d’elle et que l’absence de poils devait être une mesure d’hygiène. La température était idéale. Bien que spartiate, le cube était relativement confortable. Tout indiquait que ceux qui l’avaient mise là tenaient à sa santé. Rassurée, elle avait entamé l’inspection du cube et avait rapidement trouvé l’inscription. Elle était gravée dans le sol, juste devant elle. En passant ses doigts dessus, elle avait fini par la décrypter. Elle disait : « En dehors de ces murs, rien ne vous retient. ».
Elle avait trouvé son rôle. Ils voulaient qu’elle s’échappe.

Lin avait décidé de s’accorder un jour par hypothèse.
Elle avait occupé la fin du deuxième jour et le troisième à explorer le cube. Touchant, caressant, pressant, frappant, léchant chaque millimètre carré de surface. Rien ne s’était produit. En dehors de l’inscription, les cloisons de la Chambre étaient parfaitement lisses.
Le quatrième jour, elle avait écouté. Elle avait collé son oreille à chacune des parois, calmé les battements de son cœur et écouté de toutes ses forces. Elle était à la recherche d’instructions, ou d’indices sur la façon de sortir. Ou de signes qu’il y avait d’autres cubes à côté du sien. Mais elle n’avait entendu rien d’autre que son sang filant dans ses veines.
Le cinquième jour, elle avait parlé. Elle avait posé des questions, plaidé sa cause, supplié pour sa liberté. Elle avait raconté sa vie et tout ce qui lui passait par la tête. Elle avait essayé toutes les formules magiques et toutes les solutions d’énigmes connues dont elle se souvenait. Elle avait essayé, par ordre alphabétique, de dire tous les mots qu’elle connaissait. Puis, tous les noms. Elle avait compté jusqu’à cinq mille puis avait lancé des nombres au hasard. En vain.
Le sixième jour, elle avait essayé d’être une clé dans l’espace. Elle avait contorsionné son corps dans un sens et dans l’autre, très lentement. Dans toutes les positions qui lui étaient venues à l’esprit.
Le septième jour, influencée par la conscience aigue qu’elle avait eue de son corps la veille, elle avait tenté d’ouvrir le cube par le plaisir. Elle avait commencé par son propre plaisir. Puis s’était attelé au plaisir de ceux qui l’avaient mise là et l’observaient peut-être. Elle avait même tenté de donner du plaisir au cube.
Le huitième jour, elle n’avait rien fait. Elle n’avait pas bougé de son réveil à son coucher. C’était une tentative d’évasion, bien sur. Mais elle n’avait pas vraiment eu le choix. Elle n’avait plus d’idée. Elle avait fait avec son corps tout ce qu’elle savait faire. Le corps n’était pas la solution. Elle n’avait pas éprouvé son odorat mais, en huit jours, elle n’avait pas senti la moindre odeur. Ce n’était pas la peine d’essayer.

Ne rien faire n’ouvrit pas le cube. Mais cela permit à Lin de réfléchir et de faire le point sur son expérience jusqu’alors. Et c’est cette absence d’odeur qui la mit sur la voie. Elle se rendit compte qu’en réalité, elle n’avait quasiment rien ressenti du tout. Elle n’avait rien entendu, rien goûté et rien vu. Et en dehors de son contact avec le sol du cube, tous ses autres contacts avaient été provoqués par elle. L’absence de sensation allait plus loin : elle n’avait pas mal au ventre, ni à la tête, ni à ses membres malgré le manque d’exercice et le fait qu’elle ne s’était pas tenue droite depuis plus d’une semaine. L’occasionnel battement de cœur mis à part, elle ne sentait pas son corps. A un point qui lui parut nécessairement artificiel. Ceux qui l’avait mise là et s’occupait d’elle devaient la droguer. Sinon, elle aurait pu sentir sa propre odeur, son organisme fonctionner et ses muscles s’engourdir. La solution ne viendrait donc pas de son corps. Mais de son esprit.

Ce treizième jour, comme les quatre jours précédents, Lin se mit en tailleur au centre du cube dès qu’elle se réveilla et elle se concentra sur l’idée de s’échapper. Elle fit le vide en elle. Chose rendue excessivement aisée par l’absence totale de sensation. Et progressivement visualisa le cube. De l’intérieur, avec elle en son centre. Puis de l’extérieur. Elle essaya de ressentir l’extérieur plutôt que de l’imaginer, se concentrant sur les sensations de tangibilité qu’elle avait commencé à ressentir l’avant-veille. Elle cherchait une télécommande ou un bouton sur lequel elle pourrait appuyer. Mais les faces du cube étaient aussi lisses de l’autre côté que du sien. Elle remarqua qu’elle se voyait encore à travers. Elle s’éloigna encore un peu et vit les autres Chambres. Elle vit des hommes passer dans les rangées et prendre des notes en regardant à l’intérieur des cubes. Dedans, il y avait des hommes et des femmes. Tous nus et glabres. Certains hurlaient et donnaient des coups dans tous les sens. D’autres tâtonnaient autour d’eux. La plupart étaient en fœtus sur le sol et ne bougeaient pas. Quelques-uns, très peu, étaient en tailleur et méditaient, comme Lin. L’un de ceux là attira son attention. Il semblait flou. Comme si les particules constituant son corps tentaient de se mélanger avec l’air extérieur. L’impression de flou se fit de plus en plus forte. Lin s’approcha. L’homme ressemblait maintenant à une statue de sable ou de poussière. Une volute de chair se détacha lentement de la statue et vint lécher la paroi du cube, à la manière d’un tentacule. Elle glissa le long de la paroi jusqu’à une arête et commença à se tortiller dans tous les sens. Comme si elle essayait de se faufiler dans un interstice. Lin s’approcha encore, elle tenait peut-être la clé de son évasion ! Mais les particules restaient hermétiquement contenues dans le cube malgré les gesticulations toujours plus violentes du tentacule. La surface entière de la statue commençait à montrer des signes d’agitation. Elle était secouée de vagues et de remous. Aucun des surveillants ne semblaient avoir remarqué ce cube. L’homme sable continua à s’agiter frénétiquement un moment, puis il s’immobilisa un instant. Et explosa ! Une nuée de particules jaillit dans toutes les directions et vint s’écraser sur les parois du cube. Celles-ci furent bientôt recouvertes d’une fine couche de poussière. A la surface de laquelle, Lin vit apparaître de petits tourbillons. L’homme essayait de se forer un passage ! Les tourbillons continuèrent quelques secondes puis s’arrêtèrent brutalement. Et la volonté de l’homme sable se désagrégea. Les particules se détachèrent une à une du cube et tombèrent sans résistance à terre jusqu’à former un petit bassin de sable. Une puissante alarme se mit à sonner. Lin sursauta et se retrouva dans le noir total. Elle avait perdu sa concentration et avait réintégré son corps. La dernière chose qu’elle avait vu était une demi-douzaine de surveillants se précipiter vers le cube de l’homme sable, l’air inquiets. Ils espéraient peut-être le sauver. Il n’y arriverait pas. Il était déjà mort. Lin sentit un profond sentiment de perte l’envahir. Elle se roula en boule contre un coin de sa Chambre et pleura.

Le lendemain, Lin n’essaya pas de ressortir de son cube par la force de son esprit. Elle avait abandonné tout désir de s’échapper. Elle s’installa confortablement dans sa Chambre et rêvassa. Sa respiration fut bientôt remplacée par le bruit des vagues. Ses doigts s’enfonçaient dans le sable chaud. Il régnait une clarté si aveuglante qu’elle n’osa pas rouvrir les yeux. Une enivrante odeur d’iode et de crème solaire vint emplir ses narines. Elle fit courir ses mains le long de son corps. Elle était encore nue mais ses cheveux et sa toison pubienne avaient repoussé. Lin s’étira et poussa un long soupir. Elle se leva et marcha vers le bruit des vagues. L’eau fraîche vint vite lui mordiller les orteils. Lin s’y immergea, frissonnante d’extase. Elle marcha jusqu’à n’avoir plus pied, et continua à la nage jusqu’à ce qu’elle n’entende plus les mouettes. Là, elle s’arrêta et se laissa couler avec délice. Derrière ses paupières, la lumière décrut rapidement jusqu’à disparaître totalement. Elle se rendit compte alors qu’elle ne tombait plus. Elle flottait, bras et jambes écartés, ses cheveux ondulants imperceptiblement derrière elle. Elle ne sentait rien d’autre qu’un intense sentiment de paix. Elle ouvrit les yeux, contempla le néant devant elle et sourit. Elle avait retrouvé la liberté.

Dans l’immense entrepôt aux cubes, le chef de projet regardait l’expression béate de Lin avec un mélange de résignation et de dégoût. Encore un sujet prometteur qui devenait un Rêveur. Et le lendemain de la perte d’un Métamorphe potentiel avec ça ! Quelle faiblesse répugnante !
Il rendit ses notes au chercheur qui l’accompagnait et lui dit : « Tuez-la ». Puis il fit demi-tour et s’éloigna en secouant la tête. Evoluer allait prendre du temps.

vendredi 26 juin 2009

Les innocents

Artémis bondissait de toits en toits. Légère comme une feuille. Souple comme un petit félin. Elle bondissait. Elle bondissait. De toits argents en toits cuivrés. De toits cuivrés en toits nuits. Sa fine silhouette mordue par une myriade de minuscules rayons de Lune. Lune sanguine régnant au-dessus d’un ciel profondément bleu dans lequel pataugeaient béatement d’immenses nuages noirs. Un éclair éblouissant venait occasionnellement éventrer la large panse de l’un de ces pachydermes célestes. Hors de portée de l’assourdissante ville marais qui rampait sournoisement sous les menus pieds de tous ces êtres sans masse. Sans un bruit. Artémis bondissait avec assurance. Elle avait déjà fait ce trajet des dizaines de fois. Loin devant elle, il y avait une fenêtre. L’unique fenêtre dans cette ville qu’elle était incapable d’atteindre. Une fenêtre toujours grande ouverte. Une porte vers un monde qui hantait ses nuits depuis presque trois mois.

Timothée prit une décision. Il devait se dépêcher. Il ferma les yeux, prit son pinceau et le trempa dans un des pots de peinture qu’il avait placé aléatoirement devant lui. Il tourna sur lui-même jusqu’à ne plus savoir où il se trouvait et, d’un coup sec, envoya un jet de couleur vers l’une de ses œuvres. Le temps pressait. Sans regarder ce qu’il avait fait, il fit hâtivement le tour de sa chambre pour éteindre une à une toutes les lumières. Trébuchant à chaque pas sur divers instruments et créations. L’obscurité fut vite totale. Timothée continua à s’activer. Il poussa sans ménagement tout ce qui était au centre de la pièce vers ses murs. Jusqu’à obtenir ce qui ressemblait au toucher à un espace libre suffisamment grand pour y mettre un matelas. Ce qu’il fit. Il s’assit dessus et regarda par sa fenêtre. Le cœur battant la chamade. Il se releva aussitôt. Sa vue n’était pas parfaitement dégagée ! Un balai ou un bout de chevalet. Peut-être une chaise. Le bras d’une statue ou encore une plante. Une forme noire cachait une portion du monde extérieur. Frénétique, il se précipita en avant en balançant furieusement ses bras devant lui. Avant qu’il ne s’y attende, sa main droite heurta l’objet d’un revers et l’envoya voler loin dans la pièce. Pris par son élan, Timothée perdit l’équilibre et tomba sur le côté, s’enfonçant douloureusement un deuxième objet non identifié dans les côtes. Il étouffa un juron. Et un deuxième en voyant du coin de l’œil un mouvement. Il bondit, sans être parfaitement sur d’aller dans la bonne direction. Lança une prière à quelqu’un, par principe. Et atterrit sur son matelas. Il se retourna.
La fille était là.

Encore ce noir d’encre. Artémis mit ses mains devant son visage pour bloquer les lumières environnantes et plissa les yeux. Elle avait déjà essayé cent fois. Elle savait très bien que ça ne marchait pas mais elle n’arrivait pas à s’en empêcher.
Elle était assise en tailleur sur un toit peu pentu. La fenêtre était juste en face, à quatre mètres d’elle. Juste un peu trop loin pour qu’elle saute. Si elle ratait son coup, ce serait la mort assurée. A l’exception de cette fenêtre insondable, l’immeuble n’offrait pas la moindre prise. Elle en avait fait le tour à maintes reprises. C’était un gigantesque bloc de pierre. Il n’avait pas de porte visible au sol. Et son toit était aussi plat et nu que ses côtés. Artémis était montée sur une tour avoisinante avec une longue vue pour vérifier.
Le bâtiment lui-même était une énigme. Mais beaucoup d’architectes fous avaient sévi dans cette ville au cours de son histoire. Artémis en avait vu d’autres pendant ses promenades nocturnes. Des fenêtres abyssales comme celle-ci ? Jamais. Artémis l’avait observée longuement. Patiemment. Et elle avait acquis la certitude que quelqu’un vivait à l’intérieur. A partir de très peu. Mais quand elle se concentrait intensément, elle pouvait entendre un bruit infime. Comme une respiration. Parfois aussi, elle croyait détecter un mouvement. Une onde de jais dans les ténèbres. Et surtout, elle avait constamment la sensation d’être observée en retour. Sans cette impression, Artémis se serait lassée rapidement. Mais elle percevait tant d’émotions émaner de l’autre côté qu’elle ne pouvait s’empêcher de revenir chaque soir. De la curiosité. De la crainte. Une certaine puissance. Et du désir. Pour elle. Précisément pour elle. D’une façon ou d’une autre. Perdue dans la contemplation de ce rectangle de néant impénétrable, elle avait fini par y voir apparaître son propre reflet. Elle. Artémis. Mais plus belle. Plus forte. Plus réelle. Délicieuse.
Il fallait qu’elle sache qui était derrière ce sortilège. Qu’elle voie celui qui par sa seule aura l’avait irrémédiablement attachée à lui. Il fallait qu’elle voie cet homme inimaginable. Ca ne pouvait être qu’un homme. Qui faisait d’elle une déesse.

Timothée ne bougeait pas. Ne respirait pas. Ne pensait pas. Son cœur ne battait plus. Ses cheveux ne poussaient plus. Ses synapses ne transmettaient plus. Elle était là. Immobile comme lui. Ses grands yeux inexplicablement plantés dans les siens. L’hypnotisant. Absorbant son existence. Illuminant son existence.
Artémis ! Une seule fois, elle l’avait murmuré : « Je m’appelle Artémis. ». D’une voix déterminée. Et elle s’était enfuie précipitamment. Indescriptible grâce. Evitant de justesse les tous premiers rayons de soleil. Comme toujours. Timothée avait répondu. Mais bien plus tard. Alors que le soleil était haut dans le ciel. Quand Artémis était là, il fonctionnait au ralenti. Ou pas du tout. Et elle était si rapide, si agile, si vivante.
Elle ne le regardait plus. Elle avait sorti un sac à dos et fouillait dedans. Elle en ressortit un paquet de feuilles blanches et un stylo. Elle prit une feuille, écrivit quelques mots dessus et se mit à la plier avec dextérité. Quelques secondes plus tard, elle en avait fait un avion. Elle hocha résolument la tête et l’envoya vers la fenêtre. Timothée sentit quelque chose fondre en lui. Quelque chose qui jusque là avait toujours été tout à fait solide. L’avion volait droit sur lui. Au prix d’un effort titanesque, Timothée réussit à sortir de sa torpeur. Il se mit à fouiller avec attention dans le fatras d’objets qui l’entourait. Aussi rapidement qu’il le pouvait sans faire de bruit. Il trouva vite ce qu’il cherchait. Mais quand il refit face à sa fenêtre, une petite télécommande en main, l’avion en papier était là. Devant lui. Il avait atterri sans heurt sur son matelas.
Tremblant, Timothée posa son instrument à côté de lui et saisit l’extrémité d’une des ailes de l’avion entre deux doigts. Il s’apprêta à le déplier. Mais en le retournant, il vit que le message était lisible par transparence. Il disait « Prière : Que cet avion et les suivants vous parviennent, Monsieur. ». C’était signé « Artémis ». Timothée leva la tête. Artémis était sur le point de lancer un deuxième avion.
Précipitamment, il reprit sa télécommande et appuya sur l’unique bouton qu’elle comportait. Encore et encore.

Artémis soupira en voyant à quel point le ciel s’était éclairci. A l’exception du premier, aucun de ses avions n’avaient réussi à atteindre la fenêtre. Le vent et la pluie s’étaient relayés toute la nuit pour fausser ses lancers. Elle avait perçu de l’agitation à l’intérieur de l’immeuble après sa première réussite. Mais aucune réponse ne lui était parvenue. Elle avait mal aux mains et aux yeux. Elle avait froid. Les belles couleurs chaudes de la nuit disparaissaient rapidement pour laisser place aux teintes dures et sans nuances du jour. Après les évènements de ces dernières heures, Artémis ne pouvait non plus s’empêcher de se demander si l’homme de l’autre côté était aussi intéressé par elle qu’elle l’était par lui. Mais quand elle regardait dans le noir, sa sensation d’être désirée revenait intacte. Toujours aussi pure.
Elle reprit espoir. Il fallait juste qu’elle trouve comment le toucher. Elle essaierait autre chose la nuit prochaine. La lumière descendait régulièrement sur le mur de l’immeuble. Elle atteindrait bientôt la fenêtre, pour l’instant plus sombre que jamais.
Artémis murmura « Au revoir, Monsieur. » et s’éclipsa.

Timothée la regarda partir avec révérence. Il avait retrouvé son calme quand les éléments s’étaient mis à repousser les messages d’Artémis. Et il s’était abreuvé d’elle.
Quand elle disparut complètement de son champ de vision, il osa enfin cligner des yeux. Il détacha son regard de la fenêtre et regarda le tableau qu’il avait achevé la veille à l’aveugle. Il était parfait. Timothée clopina jusqu’à son bureau, évitant tant bien que mal toutes ses affaires jonchant le sol. Il s’y assit. Il frotta ses yeux encore embrumés, trouva une feuille et une plume. Il fit de la place sur le plan de travail. Et, fiévreusement, Timothée se mit à écrire.

jeudi 25 juin 2009

Caïn le vétéran

Caïn sentit avec satisfaction son poing traverser l’armure et fracasser le thorax de son adversaire. Comme d’habitude, il lui avait fallu un peu de temps pour trouver son rythme. Mais il y était maintenant. Un autre soldat courait vers lui. Caïn fit un grand pas en avant et fut juste à côté du fantassin. Il planta fermement son pied dans le sol et lança son coup avec l’ensemble de son corps. D’abord, il fit tourner légèrement son genou puis sa hanche, son épaule, son coude et son poing, enfin, à l’instant précis où il touchait son assaillant à la mâchoire. Le crâne et le cou brisés, le soldat était mort avant même d’avoir décollé du sol. Derrière lui, deux autres guerriers avaient leur épée levée, prêts à frapper. Caïn les avait vu. Il n’arrêta pas son bras après le coup de poing. Sa main atterrit sur le pommeau de son sabre et rejaillit aussitôt. Les têtes des deux guerriers et le corps du soldat touchèrent le sol au même instant. Sans marquer de pause, Caïn replaça son sabre dans son fourreau, tourna sur lui-même et se propulsa haut dans les airs vers un cavalier à quelques mètres de là. Celui-ci le vit arriver et sourit. Un homme en l’air est facile à embrocher. Il brandit sa lance. Caïn souriait aussi. Alors que le cavalier portait son coup, Caïn dévia la pointe de l’arme du pied gauche et écrasa de toutes ses forces son pied droit sur le visage de l’autre. Avant qu’ils aient touché le sol, Caïn avait repéré le dernier soldat encore debout dans les environs immédiats. Il s’enfuyait. Une fois à terre, Caïn retira son pied du casque du cavalier. Il fit passer la lance de sa main gauche à sa main droite. Il l’avait saisie dans sa chute. Il se plaça de profil sans se presser. Le fuyard était maintenant à une quarantaine de pas. Caïn lança son buste en avant en laissant sa main loin derrière. A la manière d’une catapulte, il tendit les muscles de son épaule jusqu’à l’extrême et propulsa la lance. Qui traversa l’homme de part en part et vint se ficher profondément dans un arbre un peu plus loin.
Son rythme. En époussetant ses mains l’une contre l’autre, Caïn se demanda même s’il ne s’était pas encore amélioré. A cinquante-trois ans.
Il regarda de nouveau autour de lui pour s’assurer qu’il était le dernier survivant. La bataille faisait encore rage un peu plus loin mais cela ne le concernait pas. Personne ne lui demandait de s’occuper du menu fretin. Maintenant qu’une cinquantaine d’ennemis gisaient dans leur sang à ses pieds, seuls des adversaires valeureux viendraient le défier. Et ces hommes d’exception étaient rares. Il avait du temps devant lui.
Il avait encore plein d’énergie et ne voulait pas se refroidir trop vite. Alors il décida de peaufiner sa mise en scène. Il alla chercher les cadavres un par un et en fit un petit monticule au sommet duquel il s’assit confortablement. Il planta son sabre dans une tête à côté de lui, et sortit son casse-croûte. Il avait du vin, du pain et de la viande séchée. Rien de mieux pour tromper l’attente.
Caïn se bâfra en toute quiétude. Bercé par sa mastication consciencieuse, le fracas lointain de la bataille et l’occasionnel croassement joyeux d’un corbeau ayant trouvé une viande suffisamment faisandée à son goût. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Une petite brise maintenait la température à un niveau très agréable et transportait avec elle une odeur inespérée de chêne vert. L’homme sur lequel Caïn s’était assis avait un petit surplus de graisse extraordinairement confortable. Les rares soldats ennemis à passer aux alentours prenaient leurs jambes à leur cou à la seule vue de son trône. Une délicieuse après-midi s’installait doucement. Caïn laissa libre cours à ses pensées. Décousues d’abord, puis plus précises.

Je suis un homme. Et je suis un guerrier. Je vis pour le combat. Mais je vis aussi pour ce genre d’instants de paix.
Je ne cherche pas la gloire. Mais je l’apprécie. Je ne veux pas de femmes. Pourtant j’en ai eu dans ma vie.
Décidemment, quel délice cette viande séchée ! J’aurais du en prendre plus.
Si Dieu me reproche d’avoir tué tant de gens, il faudra peut-être que je le tue aussi. Je me demande à quel point il est grave de tuer un Dieu. Est-ce qu’il vaut dix hommes ? Ou cent ? Ou tous les hommes sur Terre ?

Je pense savoir pourquoi ma fille m’a demandé de l’entraîner à l’arc hier. Elle va sans doute s’en servir pour attaquer ce garçon qui a essayé de soulever sa robe l’autre jour. J’aurais peut-être du aller lui couper une jambe ce matin avant de partir, elle a encore un peu de mal avec les cibles mouvantes. Bah. Elle s’en sortira bien toute seule.
Je partirais bien à la retraite pour devenir boucher. Je pourrais manger autant de viande séchée que je veux. J’apprendrais à la faire moi-même. Mon fils pourrait mettre au point une machine pour m’envoyer des morceaux de viande séchée à intervalles réguliers pendant que je travaille. Il est habile de ses mains, le petit. Il sait se rendre utile.
Il parait qu’Octave le sanguinaire est devenu forgeron à 45 ans. Comme ça, du jour au lendemain. Il a coupé la tête de son seigneur qui ne voulait pas le laisser partir, et il est allé s’installer dans le village voisin. Où personne n’a jamais vraiment osé demander pourquoi le forgeron avait changé de tête et s’était mis à faire des fers à cheval carrés. Il paraît qu’il a un bon niveau maintenant, et qu’on l’apprécierait presque. Ca fait rêver.
Je n’aurais même pas besoin de tuer mon seigneur. Je lui ai entraîné au moins cinq guerriers dignes de me succéder. Ils se sont déjà fait une petite réputation dans les milieux spécialisés. On a plus qu’à les lâcher dans la nature. Et je pourrais devenir boucher. Le village n’en a plus depuis trois ou quatre ans. On est obligé d’acheter la viande chez les voisins.
Mon fils travaille avec les ingénieurs. Ma fille est une battante. Je ne m’inquiète pas pour eux. Ma femme gueulera peut-être un peu, mais sans doute pas beaucoup plus que d’habitude.
Y’a plus qu’à y aller.
Y’a plus qu’à y aller.
De la viande séchée toute la journée. C’est ça.

Le soir tombait. Personne n’était venu le défier. Les bruits de combats s’espaçaient de plus en plus. Caïn se releva en grimaçant, raidi par sa longue inactivité. Il dévala la pente de cadavres en chassant les corbeaux. La puanteur en bas était suffocante.
Caïn regarda tout autour de lui et se dirigea vers son village, l’humeur incertaine.