vendredi 26 juin 2009

Les innocents

Artémis bondissait de toits en toits. Légère comme une feuille. Souple comme un petit félin. Elle bondissait. Elle bondissait. De toits argents en toits cuivrés. De toits cuivrés en toits nuits. Sa fine silhouette mordue par une myriade de minuscules rayons de Lune. Lune sanguine régnant au-dessus d’un ciel profondément bleu dans lequel pataugeaient béatement d’immenses nuages noirs. Un éclair éblouissant venait occasionnellement éventrer la large panse de l’un de ces pachydermes célestes. Hors de portée de l’assourdissante ville marais qui rampait sournoisement sous les menus pieds de tous ces êtres sans masse. Sans un bruit. Artémis bondissait avec assurance. Elle avait déjà fait ce trajet des dizaines de fois. Loin devant elle, il y avait une fenêtre. L’unique fenêtre dans cette ville qu’elle était incapable d’atteindre. Une fenêtre toujours grande ouverte. Une porte vers un monde qui hantait ses nuits depuis presque trois mois.

Timothée prit une décision. Il devait se dépêcher. Il ferma les yeux, prit son pinceau et le trempa dans un des pots de peinture qu’il avait placé aléatoirement devant lui. Il tourna sur lui-même jusqu’à ne plus savoir où il se trouvait et, d’un coup sec, envoya un jet de couleur vers l’une de ses œuvres. Le temps pressait. Sans regarder ce qu’il avait fait, il fit hâtivement le tour de sa chambre pour éteindre une à une toutes les lumières. Trébuchant à chaque pas sur divers instruments et créations. L’obscurité fut vite totale. Timothée continua à s’activer. Il poussa sans ménagement tout ce qui était au centre de la pièce vers ses murs. Jusqu’à obtenir ce qui ressemblait au toucher à un espace libre suffisamment grand pour y mettre un matelas. Ce qu’il fit. Il s’assit dessus et regarda par sa fenêtre. Le cœur battant la chamade. Il se releva aussitôt. Sa vue n’était pas parfaitement dégagée ! Un balai ou un bout de chevalet. Peut-être une chaise. Le bras d’une statue ou encore une plante. Une forme noire cachait une portion du monde extérieur. Frénétique, il se précipita en avant en balançant furieusement ses bras devant lui. Avant qu’il ne s’y attende, sa main droite heurta l’objet d’un revers et l’envoya voler loin dans la pièce. Pris par son élan, Timothée perdit l’équilibre et tomba sur le côté, s’enfonçant douloureusement un deuxième objet non identifié dans les côtes. Il étouffa un juron. Et un deuxième en voyant du coin de l’œil un mouvement. Il bondit, sans être parfaitement sur d’aller dans la bonne direction. Lança une prière à quelqu’un, par principe. Et atterrit sur son matelas. Il se retourna.
La fille était là.

Encore ce noir d’encre. Artémis mit ses mains devant son visage pour bloquer les lumières environnantes et plissa les yeux. Elle avait déjà essayé cent fois. Elle savait très bien que ça ne marchait pas mais elle n’arrivait pas à s’en empêcher.
Elle était assise en tailleur sur un toit peu pentu. La fenêtre était juste en face, à quatre mètres d’elle. Juste un peu trop loin pour qu’elle saute. Si elle ratait son coup, ce serait la mort assurée. A l’exception de cette fenêtre insondable, l’immeuble n’offrait pas la moindre prise. Elle en avait fait le tour à maintes reprises. C’était un gigantesque bloc de pierre. Il n’avait pas de porte visible au sol. Et son toit était aussi plat et nu que ses côtés. Artémis était montée sur une tour avoisinante avec une longue vue pour vérifier.
Le bâtiment lui-même était une énigme. Mais beaucoup d’architectes fous avaient sévi dans cette ville au cours de son histoire. Artémis en avait vu d’autres pendant ses promenades nocturnes. Des fenêtres abyssales comme celle-ci ? Jamais. Artémis l’avait observée longuement. Patiemment. Et elle avait acquis la certitude que quelqu’un vivait à l’intérieur. A partir de très peu. Mais quand elle se concentrait intensément, elle pouvait entendre un bruit infime. Comme une respiration. Parfois aussi, elle croyait détecter un mouvement. Une onde de jais dans les ténèbres. Et surtout, elle avait constamment la sensation d’être observée en retour. Sans cette impression, Artémis se serait lassée rapidement. Mais elle percevait tant d’émotions émaner de l’autre côté qu’elle ne pouvait s’empêcher de revenir chaque soir. De la curiosité. De la crainte. Une certaine puissance. Et du désir. Pour elle. Précisément pour elle. D’une façon ou d’une autre. Perdue dans la contemplation de ce rectangle de néant impénétrable, elle avait fini par y voir apparaître son propre reflet. Elle. Artémis. Mais plus belle. Plus forte. Plus réelle. Délicieuse.
Il fallait qu’elle sache qui était derrière ce sortilège. Qu’elle voie celui qui par sa seule aura l’avait irrémédiablement attachée à lui. Il fallait qu’elle voie cet homme inimaginable. Ca ne pouvait être qu’un homme. Qui faisait d’elle une déesse.

Timothée ne bougeait pas. Ne respirait pas. Ne pensait pas. Son cœur ne battait plus. Ses cheveux ne poussaient plus. Ses synapses ne transmettaient plus. Elle était là. Immobile comme lui. Ses grands yeux inexplicablement plantés dans les siens. L’hypnotisant. Absorbant son existence. Illuminant son existence.
Artémis ! Une seule fois, elle l’avait murmuré : « Je m’appelle Artémis. ». D’une voix déterminée. Et elle s’était enfuie précipitamment. Indescriptible grâce. Evitant de justesse les tous premiers rayons de soleil. Comme toujours. Timothée avait répondu. Mais bien plus tard. Alors que le soleil était haut dans le ciel. Quand Artémis était là, il fonctionnait au ralenti. Ou pas du tout. Et elle était si rapide, si agile, si vivante.
Elle ne le regardait plus. Elle avait sorti un sac à dos et fouillait dedans. Elle en ressortit un paquet de feuilles blanches et un stylo. Elle prit une feuille, écrivit quelques mots dessus et se mit à la plier avec dextérité. Quelques secondes plus tard, elle en avait fait un avion. Elle hocha résolument la tête et l’envoya vers la fenêtre. Timothée sentit quelque chose fondre en lui. Quelque chose qui jusque là avait toujours été tout à fait solide. L’avion volait droit sur lui. Au prix d’un effort titanesque, Timothée réussit à sortir de sa torpeur. Il se mit à fouiller avec attention dans le fatras d’objets qui l’entourait. Aussi rapidement qu’il le pouvait sans faire de bruit. Il trouva vite ce qu’il cherchait. Mais quand il refit face à sa fenêtre, une petite télécommande en main, l’avion en papier était là. Devant lui. Il avait atterri sans heurt sur son matelas.
Tremblant, Timothée posa son instrument à côté de lui et saisit l’extrémité d’une des ailes de l’avion entre deux doigts. Il s’apprêta à le déplier. Mais en le retournant, il vit que le message était lisible par transparence. Il disait « Prière : Que cet avion et les suivants vous parviennent, Monsieur. ». C’était signé « Artémis ». Timothée leva la tête. Artémis était sur le point de lancer un deuxième avion.
Précipitamment, il reprit sa télécommande et appuya sur l’unique bouton qu’elle comportait. Encore et encore.

Artémis soupira en voyant à quel point le ciel s’était éclairci. A l’exception du premier, aucun de ses avions n’avaient réussi à atteindre la fenêtre. Le vent et la pluie s’étaient relayés toute la nuit pour fausser ses lancers. Elle avait perçu de l’agitation à l’intérieur de l’immeuble après sa première réussite. Mais aucune réponse ne lui était parvenue. Elle avait mal aux mains et aux yeux. Elle avait froid. Les belles couleurs chaudes de la nuit disparaissaient rapidement pour laisser place aux teintes dures et sans nuances du jour. Après les évènements de ces dernières heures, Artémis ne pouvait non plus s’empêcher de se demander si l’homme de l’autre côté était aussi intéressé par elle qu’elle l’était par lui. Mais quand elle regardait dans le noir, sa sensation d’être désirée revenait intacte. Toujours aussi pure.
Elle reprit espoir. Il fallait juste qu’elle trouve comment le toucher. Elle essaierait autre chose la nuit prochaine. La lumière descendait régulièrement sur le mur de l’immeuble. Elle atteindrait bientôt la fenêtre, pour l’instant plus sombre que jamais.
Artémis murmura « Au revoir, Monsieur. » et s’éclipsa.

Timothée la regarda partir avec révérence. Il avait retrouvé son calme quand les éléments s’étaient mis à repousser les messages d’Artémis. Et il s’était abreuvé d’elle.
Quand elle disparut complètement de son champ de vision, il osa enfin cligner des yeux. Il détacha son regard de la fenêtre et regarda le tableau qu’il avait achevé la veille à l’aveugle. Il était parfait. Timothée clopina jusqu’à son bureau, évitant tant bien que mal toutes ses affaires jonchant le sol. Il s’y assit. Il frotta ses yeux encore embrumés, trouva une feuille et une plume. Il fit de la place sur le plan de travail. Et, fiévreusement, Timothée se mit à écrire.

2 commentaires:

  1. Cool !
    Y'a de supers passages, notamment l'allitération en "s" au début : "Hors de portée de l’assourdissante ville marais qui rampait sournoisement sous les menus pieds de tous ces êtres sans masse." Ca rend bien la sensation de glissement et d'agilité d'Artémis.
    Le suspense est bon aussi, on est bien suspendu au récit. Je pense que la fin peut être un peu améliorée... Tu pourrais aussi prolonger l'histoire, on en veut plus.

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  2. Ah ! ^^
    Suis bien content que ça te plaise !
    Deuxième fois qu'on me dit que la fin pourrait être retravaillée. M'y attellerai à la rentrée alors si tout le monde est d'accord ^^
    (avais pas fait gaffe à l'allitération héhéhé)

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