vendredi 3 juillet 2009

Thérapie

Le matin du mercredi 1 juillet 2009, jour funeste entre tous, Léon Létrangleur vit tous ses arguments réfutés les uns après les autres par une Madame Théière implacable et, en dépit de ce qu’il répétait en moyenne 734 fois par jour depuis sa naissance, il dut admettre une bonne fois pour toute qu’il était fou à lier. Mais.. vraiment ? D’un air piteux, Léon regarda tour à tour tous ceux qui avaient participé au débat. Aucun n’osait le regarder. Il termina son tour de table sur Madame Théière qui hocha gravement du bec. Vraiment.
Alors il fallait prendre des résolutions ! Léon serra le poing. Pas le temps de jeter son petit-déjeuner par la fenêtre, pas le temps de repasser ses factures ou d’aller prendre sa leçon matinale de tae kwon do avec Maître Ibiscus ; s’il était fou, il n’y avait qu’une seule chose à faire. Il fallait qu’il appelle l’asile psychiatrique et qu’il se rende sur le champ. Sans perdre une seconde, Léon prit son banjo et composa une petite sérénade : « Allô ? Je suis bien à l’hôpital psychiatrique ? Non ? Je suis chez le cordonnier !? Ah ben ça, quel drôle de hasard. J’avais justement besoin de mocassins inhibiteurs de folie, vous n’auriez pas ça en stock ? Je fais du parapente, en pointure. Non ? Ah. C’est bien dommage. Comment donc ? Vraiment ? Vous savez comment ne plus être fou ? Mais c’est extraordinaire ! Allez-y, vous avez toute mon attention. Oui. Oui. D’accord. Une usine désaffectée, vous êtes sûr ? Très bien ! Eh bien, merci infiniment, cher Monsieur, vous rencontrer ainsi fut pour moi véritablement providentiel. Bonne journée ! ». Léon chantonna distraitement le refrain une seconde fois afin de terminer harmonieusement le morceau puis, sautant sur ses pieds, projeta le banjo contre le mur le plus proche. Il fila dans sa cuisine et sortit un maquereau surgelé de son congélateur. Il le posa délicatement dans l’évier, fit couler de l’eau chaude et alla chercher un gros maillet dans ses toilettes. Quand il revint, le poisson était revenu à la vie. Léon leva son arme haut au-dessus de sa tête et siffla d’un air menaçant : « VILE POISCAILLE ! Il semblerait que nos amis communs aient besoin d’une usine désaffectée. Révèle-moi la location de la plus proche ou je t’aplatis dans l’instant ! ». Suant à grosses bulles, le maquereau répliqua : « Ok, Léon, ok ! Calme-toi.. Il me faut juste un plan. ».

Deux semaines plus tard, Denis Malher se promenait aventureusement avec sa femme, Désirée, et ses trois enfants, Danny, Denver et Igorette, dans une zone industrielle lorsqu’il se retrouva nez à nez avec un panneau sur lequel on pouvait lire : « Visite guidée : 7€34 ». Le signe était tenu à bout de bras par un homme vêtu d’une fort étrange manière. Pour commencer, il avait sur la tête un petit plot orange, comme ceux dont on se sert pour signaliser des travaux sur l’autoroute, par le sommet duquel jaillissait un épais bouquet de fils barbelés. Ensuite, il avait une bâche couverte de peinture autour de la taille et, en guise de veste, un artefact douteux confectionné à partir d’une multitude de planches de bois, de clous, de vis et de scotch. Enfin, il portait autour du poignet une boite de conserve dans laquelle avait été troué le mot ‘FOU’. Denis se pencha sur le côté pour aller regarder l’édifice que cachait l’énergumène. C’était une usine désaffectée. Mr Malher se retourna tout excité vers sa famille : « Un ouvrier. C’est un ouvrier ! J’en suis sûr ! Comme c’est pittoresque ! Oh, les enfants, allons-y, je suis sûr que ça vous plaira. », et, à l’exception d’Igorette qui lorgnait jalousement le couvre-chef de Léon, tous acquiescèrent avec enthousiasme.

Léon, assis sur un bidon d’essence, regardait avec admiration la superbe veste qu’il venait de troquer au patriarche de cette charmante famille en échange de son chapeau. La visite avait été un succès retentissant. Les enfants avaient adoré l’orgue tuyau et les clés à molette qui allaient avec et la mère était venue lui murmurer à l’oreille, avant de partir, que son Danse et dialogues autour de la rouille l’avait mise dans un délicieux état second. Elle lui avait même ensuite soufflé un baiser sur la joue et glissé un papier dans la main, que Léon s’était empressé de gober ; ces choses-là se mangent brûlantes. Ils avaient tous promis qu’ils feraient venir leurs amis. Léon leur avait répondu qu’il les recevrait avec plaisir mais.. Il se frappa le front ! Il avait oublié de leur spécifier que la saison des mouches approchait et qu’ils feraient mieux de réserver s’ils voulaient être sûrs d’avoir des places. Il s’empressa d’aller tirer une fusée éclairante pour les prévenir.

Le bidon d’essence de Léon Létrangleur, dans lequel il conservait ses recettes, fut bientôt plein à ras bord. Il décida d’embaucher son premier employé. C’était une autruche unijambiste et très cultivée qui répondait au doux nom de Kant. Il l’avait fait venir d’Autriche à grands frais. La période d’essai fut extrêmement concluante : les gens l’adoraient, et l’argent continua de pleuvoir. Un deuxième et un troisième employé arrivèrent peu après et Léon put arrêter de faire les visites lui-même. L’endroit tournait magnifiquement, avec ou sans lui.
Léon devint un homme riche. Mais il était encore fou. Le matin du vendredi 1 juillet 2011, deux ans jour pour jour après son épiphanie, cela cessa cependant de le tourmenter. Il tenait entre ses mains un paquet qu’il attendait depuis bien longtemps et pour l’obtention duquel il avait dépensé une fortune considérable. Ses mocassins inhibiteurs de folie, pointure parapente, étaient enfin là !

jeudi 2 juillet 2009

Là où il ne pleuvait plus

« Alors, t’arrives à voir ce que c’est ? »
Stain reposa son fusil à lunettes sur le sable, regarda son supérieur et acquiesça d’un air pourtant pas très sûr de lui : « C’est un vieux papy en slip sur un gros ver de terre, Doc. ». Doc haussa à peine les sourcils. C’était un soldat aguerri. Il en avait vu d’autres. Et il en fallait plus que ça pour le distraire. Il continua à scruter l’horizon, bien qu’il n’y ait absolument rien à y voir, et demanda dans le vent : « Il a l’air dangereux ? Des armes ? » ; Stain était déjà en bas de leur ‘monticule d’observation naturel sableux’ ou ‘MONS’ ou ‘dune’ pour les civils.

Cela faisait deux semaines qu’ils avaient été pris dans cette gigantesque tempête de sable et avaient perdu le reste de leur escouade et Stain, génie au tir et élément le plus jeune du régiment, commençait à en avoir ras la casquette de tous ces protocoles débiles. Y’avait pas un ennemi dans ce désert, y’avait pas un ami, y’avait pas un arbre. Y’avait rien du tout sauf du sable et de la poussière et un soleil de plomb au-dessus. Ils avaient mangé leur dernière ration de survie la veille au matin. Ils étaient épuisés, dégoulinants de crasse et déprimés. Et Stain n’allait pas crever de faim tout seul dans ce trou paumé après avoir loupé un pépé louche mais potentiellement nourrissant sous prétexte que l’armée, et Doc, disait qu’il fallait faire quatre fois le tour du bonhomme non identifié et sondé chaque centimètre de terrain les séparant à la recherche de mines anti-personnelles avant d’entrer en contact. Doc pouvait bien prendre toutes les précautions qu’il voudrait, Stain, lui, marcherait – et marchait – tout droit vers le vieillard.

Finalement, ils arrivèrent en même temps. Après avoir envisagé toutes les stratégies possibles, Doc s’était finalement décidé à suivre Stain et celui-ci s’était arrêté pour l’attendre. Le vétéran se rendre compte que le jeune soldat avait parfaitement bien décrit leur cible. Au sommet d’un haut MONS, un vieil homme était assis en tailleur sur un ver de terre de la taille d’une baleine. Le vieillard avait une peau rouge sombre extraordinairement parcheminée et il portait pour seul vêtement un court pagne bleu nuit qui lui couvrait les reins. Un long bâton décoré de diverses babioles reposait sur son épaule. L’homme et la bête étaient parfaitement immobiles. Quelques minutes plus tôt déjà, lorsque Doc leur avait crié : « Nous ne vous voulons aucun mal ! Ne tirez pas ! » accroupi derrière son sac à dos, l’improbable couple n’avait pas réagi. A dire vrai, affalé de tout son long sur le sable, le lombric semblait mort. Mais le vieil homme était indubitablement vivant. Il regardait le ciel sans ciller, dans l’attente évidente de quelque chose. Ou de quelqu’un.

Stain avait déjà mis deux ou trois coups de poings dans le museau spongieux du ver de terre sans obtenir de réaction. Il lui avait lancé du sable dessus. Il avait demandé au papy s’il avait de l’eau et s’il avait un abri quelque part dans les environs. Il avait crié des insultes. Pour aller réveiller l’ancêtre, il avait infructueusement essayé d’escalader le ver. Stain s’était activé comme un frénétique pendant vingt minutes mais le pépé, son destrier et le désert avec eux n’avaient pas montré le moindre signe d’avoir seulement remarqué sa présence.
Vidé du peu d’énergie qui lui restait, Stain s’était mis devant le ver et se contentait désormais d’agiter les bras au-dessus de lui une fois de temps en temps. Doc venait de le rejoindre après avoir enfin achevé son tour d’inspection quand brusquement, sans signes annonciateurs, le papy baissa la tête pour les fusiller du regard et hurla : « DEGAGEZ DE LA, LA MARMAILLE ! J’AI RENDEZ-VOUS AVEC LA PLUIE ! ». Les deux soldats, complètement pris au dépourvu, tombèrent à la renverse et dévalèrent en roulades arrière la moitié de la dune avant de réussir à s’arrêter.
Après avoir récupéré de son tournis et régurgité un litre de sable, Stain regarda à côté de lui. Doc était en position de combat, allongé sur le ventre et fusil en joue ! Stain, un peu éberlué, lui posa une main sur l’épaule et attendit qu’il se détende. Puis il l’aida à se relever et ils entamèrent péniblement la remontée.

Quand ils atteignirent pour la seconde fois le sommet du MONS, le vieil homme avait repris son imperturbable observation des cieux. Doc leva la tête. Il n’y avait rien. Pas un seul nuage, pas un seul oiseau. Le ciel était d’un bleu très pâle, comme si une fine couche de poussière voilait sa véritable couleur. Ce qui était sans doute le cas. Il réfléchit à la situation. De ce point élevé, on voyait très loin dans le désert dans toutes les directions. Il n’y avait aucun signe d’agitation. Ni même de vie. Stain et lui n’obtiendraient rien du vieillard si ce dernier ne le voulait pas. A moins peut-être de lui tirer une balle dans la jambe mais d’une part, c’était une solution extrême qu’ils pouvaient au moins repousser jusqu’au lendemain et d’autre part, Doc n’était pas sûr de vouloir énerver le monstrueux ver de terre qui n’était, finalement, sans doute qu’endormi. Il n’y donc avait plus qu’une chose à faire : attendre, et espérer que le vieil homme accepte sans trop tarder que la pluie ne viendrait pas et les aide.
Doc revint sur terre et partit à la recherche de Stain. Le jeune soldat était allé s’asseoir à l’ombre, de l’autre côté du lombric. Il avait sorti un cigare et le faisait tourner entre ses doigts en regardant le paysage. Doc s’assit à côté de lui et sortit sa pipe. Stain lui jeta un coup d’œil narquois et ricana : « T’es sans doute le seul soldat du monde à fumer de ce truc, Doc. ». Le vétéran s’enfonça plus profondément dans le sable et se pencha en arrière jusqu’à ce que sa tête vienne reposer contre le ventre mou du ver de terre. Il bourra sa pipe de tabac parfumé, l’alluma, tira dessus quelques bouffées – ses yeux se plissèrent de plaisir – et exhala lentement avec un soupir d’aise : « Fiston, quand j’étais gamin, mon père me berçait en me lisant les œuvres de Tolkien. Je me souviens pas de tout parfaitement, mais si y’a une chose dont je suis sûr, une chose que j’ai apprise.. C’est que dans ce genre de moments, soit tu fumes la pipe, soit tu fumes pas. ». Stain singea son supérieur en s’installant confortablement à son tour. Puis il clama une citation d’un film dont Doc n’avait jamais entendu parler et, goguenard, embrasa l’extrémité de son cigare. Con de bleu.

Les deux soldats fumèrent longuement en silence. Les ombres des dunes s’allongeaient. De temps à autre, une portée de jeunes grains de sable allait dévaler une pente dans un léger crissement sec. La température s’adoucissait progressivement. Stain, cigare au bec, se laissa submerger en douceur par la fatigue.
Il se réveilla en sursaut une heure plus tard. Le papy, qui venait de lui mettre un coup de bâton dans les côtes, le dévisageait d’un air dubitatif. Son nez touchait presque celui de Stain. Sans quitter le jeune soldat des yeux, le vieux donna un méchant coup de pied dans le tibia de Doc, qui s’était endormi aussi, en criant : « DEBOUT LA-DEDANS ! ». Avant même d’avoir ouvert les yeux, Doc avait le canon de son arme sur la tempe de son assaillant. Mais un clignement d’œil plus tard, son fusil était fracassé par le bâton du vieux et Doc lui-même était repoussé dans sa position de départ.
Le pépé ninja, comme décida alors de le surnommer Stain, recula d’un pas, posa ses mains fripées sur son pagne et articula, comme s’il parlait à des demeurés : « Alors comme ça, vous avez besoin d’eau, les jeunes ? C’est pas un problème ça. Je peux même vous filer de quoi manger et dormir si vous arrêtez de vous conduire comme des petits malappris. Ouais ? ». Sans oser se regarder, les deux soldats acquiescèrent de leur côté. Le pépé ninja sourit à pleines dents et poursuivit : « Super ! Mais on a une petite trotte à faire, et vous avez pas l’air en état. Vous aurez qu’à monter sur Sylvie. ». Sur quoi, il lança un sifflement strident et sauta sur son lombric. Puis, voyant Stain essayer de grimper derrière lui, il lui mit un coup de bâton sur la tête et précisa : « Lui, c’est Ishtar, bleusaille. Et il admet personne d’autre que moi sur son dos. Tu trouves qu’il ressemble à une demoiselle, toi ? Sylvie va arriver dans une minute, tu verras la différence. ».
Effectivement, une minute plus tard, une grosse bosse de sable apparut à côté d’eux. Les deux soldats, qui s’attendaient à voir émerger un ver de terre plus fin et plus gracieux qu’Ishtar, furent presque effrayés en voyant jaillir deux énormes antennes noires. Puis le furent tout à fait quand celles-ci furent suivies par une blatte de la taille d’un hippopotame. Sylvie alla se garer près du ver de terre, qui n’avait toujours pas bougé d’un pouce depuis l’arrivée de Stain et de Doc, et s’immobilisa. Le vieux fit un geste pour leur dire de monter dessus et, comme s’il venait de s’en souvenir, enchaîna en se présentant soudain par cette seule phrase énigmatique : « A propos, les enfants m’appellent Le Vieux. ».
Doc, bien que fortement ébranlé, alla puiser profond dans son entraînement militaire et fut le premier à réagir. Il se présenta, présenta Stain et expliqua brièvement, sans donner de détails compromettants, ce qui leur était arrivé. A la suite de quoi, il prit son courage à deux mains et grimpa sur Sylvie, suivi de près par Stain qui semblait encore à moitié en état de choc. A peine étaient-ils tous les deux installés qu’Ishtar le ver de terre géant sortit de sa léthargie. Il s’ébranla lourdement et se mit en route sans avoir reçu aucun ordre, Sylvie la blatte sur ses traces.

Après un court trajet, le groupe arriva en vue d’un gigantesque rocher rouge. Ishtar et Sylvie accélérèrent en l’apercevant et des traces de vie commencèrent à apparaître ici et là : un puit, un muret, des petits canaux d’irrigations et quelques plantations rachitiques. En passant à côté d’un enclos où s’agitaient des centaines de vers et de blattes de la taille d’un chat, le Vieux cria par-dessus son épaule en les montrant : « V’LA LES ENFANTS ! ». Les deux adultes continuèrent leur chemin en fonçant encore plus et, bientôt, ils déposaient les trois humains au pied du monolithe, devant une porte creusée à même la roche. Quand le Vieux se fut assuré que les deux soldats étaient bien à terre, il émit un petit claquement de langue et Ishtar et Sylvie firent un prompt demi-tour et filèrent en direction de leurs bambins.
Stain et Doc, les jambes un peu flageolantes après cet inhabituel trajet, emboîtèrent le pas du Vieux à l’intérieur et se retrouvèrent dans une large salle. Elle était vide à l’exception d’un puit à l’entrée, une structure pour faire le feu en son milieu, et quelques gros coussins disposés en vrac contre les murs. Il y faisait frais. Le Vieux posa son bâton dans un coin, fit craquer son dos en gémissant et grogna aux soldats : « Mettez-vous à l’aise, les jeunes. On bouge plus jusqu’à demain matin. Le bois et la nourriture seront bientôt là. Et vous pouvez boire au puit autant qu’il vous plaira en attendant. ». A ces mots, Stain se précipita vers l’eau. Doc, fidèle à lui-même, préféra faire d’abord un petit tour de l’endroit, tâtant les murs, reniflant l’air, tapotant le sol. Quand il arriva au puit, Stain regardait dehors, l’air aux aguets. Doc le rejoignit et entendit aussi ce qui intriguait son compagnon : c’était comme si une centaine de crabes faisaient claquer leurs pinces en même temps, et qu’ils s’approchaient à grande vitesse. Le vétéran courut vers son barda pour aller prendre son arme, mais le Vieux l’arrêta et lui expliqua : « Pas de panique, Doc, c’est juste le dîner qui arrive. ».
Effectivement, peu après, une dizaine d’ ‘enfants’, blattes et vers confondus, entraient dans la salle avec des bouts d’ossements et des sortes de bouses sur le dos et jetaient le tout dans l’espèce de cheminée au centre de la salle. Le Vieux, qui était sorti un moment plus tôt, revint avec une torche et alluma le feu. Puis il prit une blatte au hasard dans la masse grouillante, chassa les autres d’un claquement de langue, embrocha la malheureuse sur un bout de bois et la mit à griller.
Il alla chercher trois coussins, les lança pêle-mêle autour du feu et s’assit sur l’un d’eux. Affamés, les soldats l’imitèrent sans un mot.

Pendant le repas, alors que la nuit et le froid s’abattaient sur le désert, le Vieux raconta son histoire à ses invités.
« Quand j’étais jeune, j’étais le prince de ces terres. Ce rocher était mon sublime château et ce désert mon luxuriant domaine. Ahrum ! J’étais beau et fort comme un Dieu. Des cohortes de princesses venaient tous les soirs se jeter à mes pieds en me suppliant de bien vouloir les épouser. Elles m’apportaient mille présents et me promettaient mille bonheurs. Certaines étaient douces, d’autres courageuses, celle-ci était lumineuse de beauté et celle-là débordante de talents, l’une d’une sensualité enivrante, la suivante d’une droiture exemplaire. Et toutes m’aimaient de l’amour le plus pur. Je les recevais toutes avec gentillesse, mais j’étais incapable de répondre à leurs attentes. Ahrum ! Mon cœur était déjà pris. Depuis mon plus jeune âge, déjà, je n’avais d’yeux que pour elle. La pluie. Si belle, si gracieuse, si imprévisible. Si forte. Si délicieuse ! La pluie occupait toutes mes pensées de l’aurore au crépuscule, et la nuit entière encore. Dès qu’elle se manifestait, quoique je fusse en train de faire, je me précipitais dehors et l’accueillais dans mes bras. Je serrais sa fine taille tout contre moi et je dansais avec elle, parfois des jours entiers, jusqu’à ce qu’elle se lasse et s’en aille bénir quelque autre terre et quelque autre prince. Je souffrais alors terriblement. De son absence tout simplement et de l’imaginer avec un autre. Et chaque séparation était pire que la précédente.
Le jour de mes vingt ans, alors que personne ne l’attendait et que je me morfondais dans mon lit, elle tomba soudainement de nulle part, tonnant et virevoltant en tous sens en mon honneur. Elle n’avait jamais été aussi belle ! En courant dehors, je ressentis une indescriptible euphorie me transporter, j’étais le plus heureux des hommes. Je me jetai en elle et lui livrai mon âme. Mais à peine avions-nous commencé à nous reconnaître qu’elle se fit brusquement distante. Le désespoir m’envahit instantanément. Je lui courus après pendant des heures et lui hurlai de revenir. Je lui promis tout. Que je le possède ou non. Rien n’y fit ! Je finis par m’écrouler d’épuisement et de chagrin et elle, indifférente à mes sanglots, s’éloigna lentement, comme une reine blessée dans son orgueil. Ce soir-là, ma détresse dépassa les limites de ce que j’étais capable de ressentir, et ce qui déborda se transforma en haine.
Quand la pluie revint, deux jours plus tard, elle se fit plus douce que jamais, presque suppliante. Je la regardais depuis ma fenêtre et je mourrais d’envie de venir la rejoindre mais ma haine, encore vibrante, m’en empêchait. Je l’adorais et la maudissais en même temps. Elle pleura sur mon château et sur moi, pour moi, pendant une journée entière. Puis elle s’en fut. Pour ne plus revenir.

Je dépéris. Mes admiratrices se lassèrent. Mes sujets m’abandonnèrent les uns après les autres. Mes terres s’asséchèrent. Mon château s’écroula. Mes vêtements s’émiettèrent. Trente ans plus tard, mon paradis ressemblait déjà beaucoup à ce que vous voyez maintenant. C’est approximativement à cette période – j’avais perdu le compte exact des années – qu’Ishtar et Sylvie arrivèrent. Ils venaient d’être exilés de leur royaume et je leur accordai asile.
Peu après, je revis la pluie. Elle ne tomba pas sur moi mais je la vis passer, glisser tout prêt. Avait-elle changée ? Si peu par rapport à moi. Mais elle me parut encore plus ravissante qu’avant. Une émotion considérable m’envahit. Je n’arrivais plus à penser. C’était elle ! C’était elle ! Soudain, je la vis changer imperceptiblement de direction et se tourner vers moi. Encore aujourd’hui, je suis incapable d’expliquer pourquoi, mais à cet instant précis, une indicible terreur me transperça. Je me jetai à plat ventre sur le sable et creusai avec l’énergie du désespoir un trou dans lequel je m’enfouis intégralement. Je restai ainsi, le cœur battant à tout rompre et sursautant au moindre bruit, pendant une vingtaine de minutes avant d’oser bouger à nouveau. Quand je sortis de ma cachette, elle était déjà loin. Le peu qui restait de mon cœur fut définitivement brisé ce jour-là. Je m’étais trahi moi-même.

Ce jour-là, je contemplai l’idée de mettre fin à ma vie. L’objet de ma passion m’échappait depuis longtemps maintenant, mais si je ne pouvais plus me fier à son moteur, à ma sincérité, alors il ne me restait effectivement plus rien. Devant l’échafaud, cependant, je changeai de résolution. Je ne pouvais pas changer la nature de mon aimée. Mais je pouvais changer la mienne ! Je pris la décision de combattre ma peur, seule coupable de mon malheur, en prévision du jour où je la reverrais à nouveau. J’appelai Ishtar, grimpai sur son dos et le laissai me conduire où bon lui semblait. Il m’emmena sur la dune où vous m’avez trouvé. J’y passe chacune de mes journées depuis bientôt quarante ans. J’y ai rendez-vous avec la pluie. »

Vidé, le Vieux s’arrêta là. Il baissa la tête et ne bougea plus. Stain regarda Doc, lui fit une grimace et chuchota : « Il est complètement fêlé le papy ! ». Le vétéran ne répondit pas. Il était perdu dans ses pensées. Il avait aimé cette histoire. Il se souvenait de l’intense sensation de paix qu’il avait ressenti cet après-midi. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas senti aussi bien. La preuve en était qu’il s’était profondément endormi. Lui ! Doc le super soldat ! Sans prêter attention à Stain qui essayait de se confectionner un lit avec le plus de coussins possible, il se leva et alla s’allonger dehors à même le sol. Il continua de réfléchir et finit par s’endormir en se perdant dans une symphonie d’étoiles comme il n’en avait jamais vu.

Stain était en train de le secouer en sifflant : « Le papy est mort ! Le papy est mort ! ». Doc se redressa douloureusement pendant que le jeune soldat lui expliquait comment en se réveillant il avait trouvé le Vieux dans l’exacte position dans laquelle ils l’avait laissé, et comment il était allé le secouer pour le réveiller et l’avait vu tomber tête la première dans les dernières braises du feu de la veille. Il l’en avait vite retiré mais il avait compris sans avoir à prendre son pouls : le Vieux avait clamsé.
Stain était nerveux. Il pensait que les Enfants du papy allaient vouloir se venger sur eux, alors qu’ils n’y étaient pour rien. Il voulait prendre autant d’eau qu’ils le pourraient et se carapater d’ici le plus vite possible.
Une fois de plus, Doc laissa le gamin s’agiter dans son coin. Il ne se sentait pas menacé par les Enfants. Il avait pris sa décision dans la nuit : il allait rester. Il se sentait bien ici. En paix. Et puis, il avait un message à transmettre à la pluie.

mercredi 1 juillet 2009

L'intempérance partagée

Paris est une majestueuse ville de France. Une ville indescriptible de splendeur et de grâce. De grandeur. De faste. De génie. Paris est une ville dont le seul et unique défaut est d’avoir une population : cet infâme agglomérat d’êtres veules et gras, à peine humains, qu’on appelle honteusement les parisiens.
Ces habitants indignes de Paris la mélancolique ont deux caractéristiques fameuses qu’il me faut absolument spécifier pour que la suite de mon récit soit accessible. La première d’entre-elles est que les parisiens sont d’une prodigieuse placidité. Et la seconde est qu’ils ont une mémoire extraordinairement courte.
La spectaculaire conséquence de la nature viciée des parisiens est qu’en dépit du nombre insensé d’exploits que connut Paris au cours de son Histoire, seuls deux noms ont été gravés sur les murs de son panthéon ! Et, pire, que ces noms sont faux ! En passant à côté du légendaire bâtiment, on ne peut manquer ces deux inscriptions en lettres capitales soignées : « ALBERT » et « FRANCK ». Sur demande, on peut s'entendre expliquer comment ces deux êtres se sont entretués au cours d’un sanglant combat épique. Ou comment la municipalité décida que, bien que mauvais, Albert avait contribué à la gloire de Franck et qu’ainsi, sa place à ses côtés était méritée. Et on serait presque tenté de nommer ses enfants en l’honneur de ces illustres inconnus. Cependant, l’insoutenable vérité, qu’on ne donnerait jamais et qu’il me faut révéler, est que, quand vint le moment d’immortaliser ces deux personnages, plus personne dans la ville n’était capable de se souvenir de leur vrai nom ! Mais que tous s’accordèrent pour dire qu’on ne pouvait pas décemment inscrire : « LE DEMON » et « LE VENDEUR DE TOMATES ».

Le démon avait presque apparence humaine, abstraction faite de sa peau gris sombre, de ses yeux couleur de sang, de sa bouche démesurément grande et de sa longue queue pointue. Il mesurait près de 2m et était d’une force incommensurable. Il portait un chapeau haut de forme, un long manteau noir mité et un pantalon de costume déchiré et il errait dans la ville, le torse et les pieds nus. Dans sa main droite, il tenait une énorme chaîne au bout de laquelle traînait un cercueil en bois massif.
Il dormait sous les ponts le jour et arpentait les rues de Paris le soir à la recherche de victimes dont il dévorait les corps et aspirait les âmes. Il n’épargnait qu’un petit fragment des deux et les jetait dans son cercueil comme trophées une fois son festin terminé.
Ce n’est cependant ni son apparence ni ses mœurs qui terrorisèrent les parisiens. Ils avaient déjà vu, bien qu’ils ne s’en souvinssent pas, bien des monstres. Pendant la décennie où il vécut à Paris, ce qui instilla la peur dans les foyers de la noble Paris, ce fut son appétit gargantuesque. Le démon était littéralement insatiable. De son arrivée à Paris jusqu’à sa mort, il dévora l’intégralité des parisiens que son regard croisa, son meurtrier compris.

Le vendeur de tomates avait, lui aussi, presque apparence humaine, abstraction faite de sa taille minuscule, de la courbure exagéré de sa colonne vertébrale et de sa molle bedaine de Bouddha. Il avait aussi un nez et des oreilles grotesquement longs et une peau à l’aspect moisi qu’on s’attendait à voir tomber à chaque instant. Mais ce qui rendait le vendeur de tomates exceptionnel par-dessus tout, c’était sa passion aussi vibrante et quasi obsessionnelle qu’absurde pour les fruits sphériques et verts. Une passion qui le désespérait autant qu’elle faisait sa joie parce qu’étant vendeur de tomates, il était confronté chaque jour au marché à des milliers de fruits qui n’avait rien de sphérique et rien de vert. Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de pester contre le Créateur : « Seigneur ! Pourquoi cette mandarine n’est-elle pas plus verte ? Et que n’as-tu point arrondi un peu cette poire ? Qu’avons-nous fait pour être punis ainsi ? ». Les stands de pommes ou de raisin, en revanche, pouvaient le transporter de joie au point de se mettre à distribuer les tomates gratuitement. Ces épisodes de liesse étaient connus dans la France entière, et des cars entiers de touristes tentaient chaque jour de venir assister au spectacle du tourbillonnant distributeur de tomates. Mais l’euphorie n’était jamais bien longue. Une petite voix grinçante finissait toujours par se faire un passage au milieu de ses cris de joies pour lui chantonner à l’oreille : « Pas tout à fait ronds ! Pas tout à fait verts ! Ce n’est pas ce que tu cherches, mon frère ! » et le vendeur de tomates revenait rapidement à son humeur maussade habituelle.
Les jours où il avait ce genre de crise, le vendeur de tomates avait toujours besoin au dîner de manger une grande quantité du fruit qui l’avait mis dans cet état. De fait, il lui arrivait, certains soirs, d’engloutir jusqu’à 50 pommes vertes.
Certes original, ce petit homme n’en était pas moins encore plus veule et gras que ses congénères parisiens. Comment cet être pitoyable put-il bien réussir à terrasser un indestructible démon ? Lui-même ne le sut jamais.

C’était un jour comme les autres qui commençait à Paris. Le démon dormait sous un pont, le sommeil agité par la faim qui le tenaillait sans cesse. Les parisiens les plus malchanceux débutaient leur journée de travail, une sourde angoisse au ventre que le monstre ne soit pas tout à fait endormi. Au cœur de cet affairement naissant, le vendeur de tomates se tenait immobile, le souffle coupé. Son fournisseur venait de poser devant lui sa cargaison du jour et lui demandait pour la quatrième fois s’il voulait bien signer la confirmation de réception. Le vendeur de tomates n’en croyait pas ses yeux. Toutes ces années, et il n’y avait jamais pensé. Toutes ces années, elles avaient été là, à l’attendre les bras ouverts, et il ne les remarquait qu’aujourd’hui ! Il tomba à genou : « Marie Jésus Joseph, vous avez entendu ma prière ! Vous m’avez guéri de mon aveuglement ! Soyez bénis ! Soyez bénis ! ». Des tomates pas mûres ! Toutes rondes. Toutes vertes. Rondes comme la Terre, le Soleil et Dieu et vertes comme l’Eden. « Mon fruit vert et rond ! Mon tout petit. C’était donc toi, depuis le début. ». Le livreur signa sa feuille lui-même et s’en alla sans demander son reste. Le vendeur de tomates s’était mis à pleurer.
Il resta ainsi toute la matinée, prostré et heureux, contemplant son miracle. Puis, quand le soleil atteint son point culminant dans le ciel, il sécha ses larmes, alla chercher une chaise, une petite table, une assiette, des couverts et une serviette chez lui et il commença à manger.
Dix heures plus tard, alors qu’il faisait déjà nuit noire depuis un certain temps, le vendeur de tomates bavait d’un air béat devant l’ultime fruit sur les 350 livrés. Complètement drogué par son orgie de tomates, il désirait toujours intensément le dernier des fruits sphériques et verts mais un reliquat de conscience le retenait de l’achever. Et si c’était la dernière fois qu’il en voyait un ? Comment pourrait-il vivre sans ses mignonnes petites tomates vertes ? Quel dilemme ! Si seulement il pouvait être sûr qu’il en recevrait d’autres le lendemain. Le vendeur de tomates brandit soudain sa fourchette vers les étoiles. Il tenait la solution ! Il n’aurait qu’à appeler son fournisseur pour lui dire de ne plus lui envoyer que des tomates pas mûres. Il paierait le double s’il le fallait. Triomphant, le vendeur de tomates abattit violemment sa fourchette sur le fruit. Mais dans le brouillard qu’était son esprit et dans sa hâte, il manqua son coup. Le fer ripa sur la tendre peau verte et vint briser l’assiette tandis que le fruit s’échappait de la table en bondissant.
Le petit homme contempla les bris d’assiette, hébété, et cria « OU TU ES, TOMATE ? ». Elle avait disparu. Il regarda autour de lui. Rien. Il dispersa la fumée qui dansait devant ses yeux plissés et regarda de nouveau. Ah ! Elle était là. Au milieu de la rue. Il tenta de se lever. Ses jambes étaient en gelée. Il tituba sur quelques mètres et s’écroula de tout son long. La tomate n’était plus bien loin. Il continua en rampant mais son gros ventre le freinait considérablement et c’est au prix d’un incommensurable effort que le vendeur de tomates atteignit enfin son trésor. Il resserra ses doigts dessus avec tendresse et roula sur son dos, des larmes plein les joues.

Le démon arriva à cet instant. Il marcha lentement jusqu’au petit homme et s’arrêta à quelques centimètres de sa tête. Du haut de ses 2m, il observa sa victime sans bouger pendant près d’une heure. Le temps qu’elle finisse son dernier repas.
Quand le vendeur de tomates eut enfin avalé sa dernière bouchée, le démon s’accroupit, ouvrit grand la bouche et goba la tête souriante du bienheureux. Il lui croqua ensuite une épaule, puis l’autre, le torse, le ventre et le bassin. Il prit deux membres dans chaque main, se releva, les lança en l’air et les fit disparaître dans son gosier les uns après les autres. Il se racla la gorge à deux reprises et expulsa dans les airs une petite vertèbre qu’il alla mettre dans son cercueil. Enfin, alors, il fit une drôle de grimace. Ce truc avait vraiment eu un goût atroce.

Le lendemain matin, un parisien qui passait par là découvrit avec horreur le démon gisant sur le dos à l’endroit précis où le vendeur de tomates avait été dévoré. Le démon était encore vivant mais il était dans un sale état. Il bavait un liquide verdâtre et était secoué de convulsions. Le parisien courut se cacher derrière ce qui s’appellerait bientôt la Table du Dernier Repas et, tremblant de tous ses membres, observa longuement le démon. L’état de celui-ci se détériorait indubitablement, mais aussi très lentement. Si bien qu’une fois s’être assuré que le démon ne représentait plus le moindre danger, le parisien prit la décision d’aller lui écraser la tête. Il s’approcha avec mille précautions du monstre. Arrivé à proximité, il leva les bras aux ciels et ne se rendit compte que trop tard qu’il avait oublié de prendre une grosse pierre pour l’achever.

Cet idiot fut la toute dernière victime du démon, qui mourut quelques minutes plus tard d’une terrible indigestion de fruits sphériques et verts. Il ne figure pas au panthéon des parisiens mais sur sa tombe au Père Lachaise, dans laquelle ne repose que son pouce droit, une bonne âme est tout de même venue lui faire l'honneur d'inscrire en lettres capitales soignées : « CELUI QUI AVAIT L’INTENTION, MAIS OUBLIA LA GROSSE PIERRE. ».