mardi 23 juin 2009

Toutes voiles dehors

La plupart des gens, fidèles à leur réputation de badauds inattentifs, vous diraient – certains vous l’affirmeraient peut-être même avec force – que cet homme marchait résolument vers l’est. Et indiscutablement, il portait des lunettes de soleil au matin, une casquette à midi et, le soir, faisait gentiment tournoyer une ombrelle sur son épaule nue.
Sur, il vous faudrait une chance inouïe pour rencontrer l’une des rares personnes à savoir la vérité. L’une des rarissimes personnes, à vrai dire, à savoir la vérité. Sur les six milliards et quelques âmes errantes que supporte notre monde, seulement trois d’entre-elles ont su un jour où se dirigeait véritablement le marcheur et, parmi elles, la jeune fille de la boulangerie est la seule à s’en souvenir. La vieille dame, par exemple, qui s’était levée pour aller prendre un verre d’eau et assista directement, quoiqu’à travers un épais brouillard, au départ du marcheur, l’assimila parfaitement au rêve qu’elle était en train de faire et dans lequel Valérie Giscard D’Estaing tentait de lui apprendre les rudiments du métier de détective privé. Comme il se doit, elle l’effaça intégralement de sa conscience le jour venu. Le troisième observateur, un homme sans âge qui passait en ce lieu incertain à cette heure hésitante pour des raisons connues de lui seul n’accorda qu’une attention très superficielle à l’évènement, occupé qu’il était à résoudre des problèmes trop obscurs, vraiment, pour être retranscrits d’une quelconque façon. Il n’en gardait déjà plus le moindre souvenir quelques pas plus loin.
La jeune fille de la boulangerie, en revanche, n’en perdit pas une goutte. Goulûment, voracement, elle s’abreuva du puissant mystère de la scène et de la sensation de liberté qui s’en dégageait et laissa sans remord la première fournée de baguettes devenir charbon.
Quelques heures plus tard, allongée en petite culotte sur son lit une place, elle m’appela au téléphone et m’expliqua deux heures durant comment elle était tombée folle amoureuse de cet homme. Cet inconnu, cette silhouette grise, qui, devant ses yeux, avait très visiblement, à la fois avec détermination et nonchalance, pris une décision et commencé son voyage. Et c'est ainsi qu’innocemment, sans appréhender l'importance insensée de son témoignage, elle offrit à l’humanité la légende de l’homme qui, sans précise ambition, marchait droit devant lui.

3 commentaires:

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  2. "L'homme sans âge", ah ah ! Bel hommage et je suis content que tu aies enfin reconnu ton erreur sur cet excellent film.

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  3. très poétique. C'est sympa et assez intrigant. Mais je n'ai pas vu l'homme sans âge

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