mardi 30 juin 2009

Une pièce de 5 centimes sur un rail de métro

C’était une étouffante après-midi de Juin. J’étais allongé paresseusement sur mon lit, nu à l’exception d’une chemisette ouverte et d’une chaussette à l’envers. Les yeux dans le vague, je me curais alternativement une oreille ou un pied selon la partie la plus lasse de mon bras. Mon triceps commençait justement à me tirer un peu trop. Je laissai donc tomber mon bras sur ma hanche et entrepris de reprendre la trituration systématique de mes orteils ou, plus exactement, de mon orteil le plus facile à atteindre : le gros. Je me souviens distinctement avoir été en train de penser très sérieusement à la vie que je menais et au fait qu’à 24 ans et en dépit de ce que mes proches avaient l’air de penser, j’étais devenu un bon à rien tout à fait respectable.
Cinq jours par semaine, j’allais bosser de 19h à minuit dans un grand bar chic du centre. Je gagnais 60€ dans la soirée. 10€ de l’heure jusqu’à 22h, puis 15€ jusqu’à minuit. Ma piaule de deux mètres sur trois me revenait à 20€ par jour. Ca me laissait 160€ par semaine pour manger. Ce qui était largement suffisant. J’avais suffisamment d’argent pour survivre et m’acheter un ou deux paquets de clopes ou un livre ou une séance de ciné le week-end. Quand je ne bossais pas et n’étais ni en train d’acheter ni de consommer du divertissement, je regardais le temps et les nuages passer depuis mon plumard en me malaxant le gros orteil. Une fois par mois peut-être, j’allais passer une après-midi au parc pour m’assurer que les jambes des filles étaient encore suffisamment longues. Et puis je m'en retournais à ma routine pèpère, l’esprit tranquille jusqu'à la fois suivante. La vie était douce et je ne voyais pas bien comment tout ça pouvait changer. J’avais bien eu des rêves à une époque mais..
Un bout de verre ? Emporté par ma nostalgie des temps où j’avais encore l’esprit d'aventure, j’étais parti sans m’en rendre compte explorer des orteils plus exotiques que mon gros pouce familier. Et j’en revenais avec un butin ! Bigre ! Qu’est-ce qu’un bout de verre venait faire entre mes doigts de pied ? Sans faire de gestes brusques, afin de préserver tous les éléments – le bout de verre, mes muscles, l’atmosphère – en état, j’amenai l’objet jusque devant mes yeux pour inspection. C’était bien un bout de verre ! Il était gros comme une pièce de deux euros, en forme d’étoile et avait une petite tête d’ours souriante imprimé dessus. Ou dedans ? Comment ça marche ces trucs là ? Enfin bref, je ne l’avais jamais vu de ma vie ! Sa forme me faisait penser à un shuriken. Je fermai un œil, visai la fesse gauche de Yumi, sur mon mur, et ratai lamentablement mon tir. Dans une molle trajectoire, le bout de verre s’était tranquillement fait la malle par la fenêtre ouverte. Après une seconde d’hésitation entre amère déception devant mon échec et deuil devant la disparition de ma nouvelle arme, je décidai finalement d’oublier l’évènement dans son ensemble et reprit hardiment ma pédicure et le cours de mes pensées.
Ouais. J’avais eu des rêves à une époque. Par exemple, au lycée, j’avais ardemment désiré devenir pêcheur. Mais il s’était avéré qu’il faudrait pour ça que j’aille vivre près de la mer et l’idée du trajet m’avait considérablement démotivé. Plus tard, j’avais pensé à cadre. Mon oncle en était un et passait son temps à pioncer au bureau. C’était le proviseur en personne qui s’était chargé de m’expliquer que cet état de sieste semi permanent était quelque chose qui se méritait. J’avais jamais bien aimé mériter les choses, moi. Ca enlevait tout le charme à l’obtention. Du coup, j’avais opté pour bon à rien. J’avais un peu vacillé sur mes fondations quelques années plus tard, quand j’avais rencontré Maï. Elle était jolie comme tout, constamment joyeuse et pleine d’énergie. A tel point que j’avais failli être contaminé. Je n’ai jamais bien compris ce qu’elle avait pu voir en moi. Ca avait duré trois mois, et puis elle était partie. Sans vraiment expliquer non plus. Honnêtement, qui aurait pu lui en vouloir ? Une grosse limace comme moi ! Quand elle m’avait tourné le dos pour la dernière fois, j’avais senti en moi une drôle d’impression qui me poussait à la poursuivre. Mais le temps que je décide ce que je devais en faire, le sentiment s’était fait complètement engloutir. C’est que j’ai l’inertie costaude, moi. De toute façon, je pensais honnêtement que c’était au mieux pour tout le monde. J’avais entendu dire qu’elle s’était trouvé un autre mec. Ca me faisait un peu mal, mais il pouvait difficilement être moins adapté à elle que moi. Et de mon côté, libéré de sa saine influence, j’avais pu développer à mon rythme le style de vie qui me convenait le mieux. Un jour, j’irais la voir – elle, ses bambins et sa grande maison – et je lui montrerais l’homme accompli que j’étais devenu. Dans une décennie ou deux, rien ne pressait. Il me suffirait de la regarder dans les yeux et elle comprendrait. Je serais en short et torse nu, avec mes sandales préférées. J’avais hâte. Aah.. AH !
Une tête me regardait depuis ma fenêtre ! J’habitais au quatrième étage, comment c’était possible ? Une main toute poilue, qui semblait n’avoir aucun rapport avec cette tête bien rasée, sortit de nulle part et ouvrit la fenêtre en grand. Elle fut bientôt suivie d’une seconde tête, pourvue d’une barbe hirsute, beaucoup plus vraisemblablement propriétaire de cette main. Mais combien étaient-ils ? Et qu’est-ce que c’était que ce bazar ? Machinalement, je me remis à tripoter mon gros orteil. Le contact avec ma peau nue me fit réaliser que j’étais encore à moitié à poil. Paniqué, je regardai autour de moi. Il n’y avait pas une seule fringue. Il me restait une seule option : j’enlevai ma chaussette et me l’enfilai autour du sexe. Après quoi, je me mis en tailleur et fit face aux envahisseurs. Les deux hommes, le normal et le poilu, avaient eu le temps d’entrer entièrement dans la pièce. Ils portaient tous les deux un costume sur mesure tout noir et ils avaient l’air absolument gigantesques dans ma minuscule chambrette. Ils s’étaient mis chacun d’un côté de la fenêtre et me regardaient méchamment, sans bouger. C’était qui ces gus ? Je dis : « Vous êtes qui ? » et en guise de réponse, une troisième tête se matérialisa dans le cadre de ma fenêtre. Celle-là, contrairement aux deux autres, n’avait rien d’impassible. D’abord, elle semblait au bord du malaise : elle avait les yeux exorbités et soufflait comme un taureau en rut. L’escalade de l’immeuble avait du lui poser quelques problèmes. Et surtout, elle était couverte de sang. Les deux molosses semblèrent se réveiller. Deux mains comme des assiettes s’engouffrèrent dehors avec fluidité et revinrent dans ma chambre, accompagnées d’un petit homme grotesque effectivement très essoufflé. Le nabot ensanglanté fut posé à terre et pendant qu’il essayait de reprendre sa respiration, les deux géants s’immobilisèrent à nouveau. J’en profitai pour reposer ma question en y ajoutant une infime partie de la perplexité qui m’emplissait : « Vous êtes qui, bordel ? ». Le petit ne semblait toujours pas en état de répondre, alors je regardai successivement les deux balaises. Le normal ne réagit pas mais le poilu, après une petite hésitation, leva un de ses énormes bras au-dessus du gnome et pointa le sommet de son crâne. Je regardai et crus effectivement voir un petit quelque chose dépasser. Je me penchai en avant et reculai immédiatement en reconnaissant se découper dans la lumière de la fenêtre la petite tête d’ours souriante. Mon shuriken ! Merde. Ces tarés venaient donc de grimper mon immeuble pour venir me casser la gueule. Sacrée volonté ! Surtout par cette chaleur. Immédiatement, je m’outrai : « Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est à moi ? ». Le poilu pointa placidement son doigt démesuré vers le rebord de la fenêtre sur lequel reposait incontestablement un verre où dansait joyeusement un ours décapité. Qu’est-ce que ce truc foutait là ? J’haussai les épaules et regardai de nouveau le crâne du blessé. Pourquoi, diable, n’avaient-ils pas enlevé ce putain de bout de verre ? Fallait être con ! Je dis : « Pourquoi vous l’avez pas enlevé ? Faut être con ! ». Le grand normal, menaçant, fit mine de s’approcher mais le poilu le retint, soudain inquiet. Au lieu de s’améliorer, l’état du petit empirait à vue d’œil. Il tournait au violet. Le poilu gronda : « Faut qu’on l’emmène à l’hôpital, il va clamser. ». L’autre jeta un coup d’œil au nain et, devant l’évidence, acquiesça. Il le prit par l’aisselle, se le posa sur l’épaule, enjamba le montant de la fenêtre et, avec un dernier regard mauvais dans ma direction, disparut. Le poilu était resté. Il me toisa des pieds à la tête, en s’attardant un moment sur la chaussette, puis il se dressa de toute sa hauteur et tonna : « On reviendra ! ». Impressionné malgré moi, mon « Prenez l’ascenseur la prochaine fois ! » resta coincé au fond de ma gorge et l’autre gorille disparut avant que je ne me ressaisisse.

Mon pénis fut le premier à revenir à la vie après cette expérience traumatisante : il avait trop chaud ! Je l’extirpai de ma chaussette, que je jetai nonchalamment vers la fesse droite de Yumi, et me rallongeai en soupirant. Toute cette histoire avait sans doute une morale. Une morale qui impliquerait une pièce de 5 centimes sur un rail de métro et le fait de rester fidèle à ses convictions. Mais j’y réfléchirai le lendemain. Pour l’heure, j’avais un deuxième gros orteil à gratter et de lointaines et improbables retrouvailles à imaginer.

lundi 29 juin 2009

Evolution

Pour la treizième fois, Lin se réveilla dans la Chambre. La Chambre était un cube métallique. Il était tiède et soyeux au toucher. Ses côtés, qu’aucun son ni aucune lumière ne semblait pouvoir traverser, devaient mesurer dans les 1m20. Et il n’y avait rien d’autre à en dire.
« Treizième réveil, treizième jour. » pensa Lin. C’était sans doute faux, mais faute d’une meilleure méthode pour évaluer le temps écoulé, Lin avait décidé de compter comme ça.
Treize jours. Elle avait toujours de l’air. Elle n’avait toujours pas faim. Ni soif. Elle n’était pas sale. Elle se sentait bien, physiquement et mentalement. Elle était déterminée.

Quand elle s’était réveillée pour la première fois dans la Chambre, sa nudité avait été la première chose qu’elle avait remarquée et elle avait été terrifiée à l’idée qu’elle avait peut-être été violée. Instinctivement, elle avait porté la main à son sexe et s’était rendu compte qu’elle avait été rasée. Quand peu après, elle avait aussi compris qu’elle était dans une boite, sa terreur avait pris une toute autre dimension. Terreur et rage avaient été les seules émotions qu’elle avait ressenties ce premier jour. Elle avait crié, pleuré et frappé contre les parois du cube pendant des heures sans discontinuer. Jusqu’à s’effondrer d’épuisement. Les mains en sang et la voix brisée.
Quand elle s’était réveillée pour la deuxième fois, elle s’était immédiatement sentie beaucoup plus calme. Elle avait décidé qu’elle ne pouvait pas être la victime d’un psychopathe. Tout lui paraissait trop propre. Cela ressemblait plutôt à une expérience. Et au lieu de l’effrayer davantage, cela l’apaisa. L’idée d’organisation et de contrôle la fit se sentir presque en sécurité. Elle s’imagina comme un rouage de cette expérience. Un rouage qui avait un rôle à jouer. Il s’agissait juste de trouver lequel. Et elle avait entrepris d’explorer minutieusement sa situation. Elle avait découvert que ses mains, encore un peu douloureuses, n’étaient plus ensanglantées. Et que ses poils pubiens n’étaient pas les seuls à avoir disparu : elle n’avait plus aucun poil, ni aucun cheveu, sur son corps. Même ses cils et ses sourcils avaient été enlevés. En dépit de cette étrangeté, elle se sentait bien physiquement. Alors même qu’elle s’était évanouie d’épuisement la veille. Elle en conclut qu’on avait pris soin d’elle et que l’absence de poils devait être une mesure d’hygiène. La température était idéale. Bien que spartiate, le cube était relativement confortable. Tout indiquait que ceux qui l’avaient mise là tenaient à sa santé. Rassurée, elle avait entamé l’inspection du cube et avait rapidement trouvé l’inscription. Elle était gravée dans le sol, juste devant elle. En passant ses doigts dessus, elle avait fini par la décrypter. Elle disait : « En dehors de ces murs, rien ne vous retient. ».
Elle avait trouvé son rôle. Ils voulaient qu’elle s’échappe.

Lin avait décidé de s’accorder un jour par hypothèse.
Elle avait occupé la fin du deuxième jour et le troisième à explorer le cube. Touchant, caressant, pressant, frappant, léchant chaque millimètre carré de surface. Rien ne s’était produit. En dehors de l’inscription, les cloisons de la Chambre étaient parfaitement lisses.
Le quatrième jour, elle avait écouté. Elle avait collé son oreille à chacune des parois, calmé les battements de son cœur et écouté de toutes ses forces. Elle était à la recherche d’instructions, ou d’indices sur la façon de sortir. Ou de signes qu’il y avait d’autres cubes à côté du sien. Mais elle n’avait entendu rien d’autre que son sang filant dans ses veines.
Le cinquième jour, elle avait parlé. Elle avait posé des questions, plaidé sa cause, supplié pour sa liberté. Elle avait raconté sa vie et tout ce qui lui passait par la tête. Elle avait essayé toutes les formules magiques et toutes les solutions d’énigmes connues dont elle se souvenait. Elle avait essayé, par ordre alphabétique, de dire tous les mots qu’elle connaissait. Puis, tous les noms. Elle avait compté jusqu’à cinq mille puis avait lancé des nombres au hasard. En vain.
Le sixième jour, elle avait essayé d’être une clé dans l’espace. Elle avait contorsionné son corps dans un sens et dans l’autre, très lentement. Dans toutes les positions qui lui étaient venues à l’esprit.
Le septième jour, influencée par la conscience aigue qu’elle avait eue de son corps la veille, elle avait tenté d’ouvrir le cube par le plaisir. Elle avait commencé par son propre plaisir. Puis s’était attelé au plaisir de ceux qui l’avaient mise là et l’observaient peut-être. Elle avait même tenté de donner du plaisir au cube.
Le huitième jour, elle n’avait rien fait. Elle n’avait pas bougé de son réveil à son coucher. C’était une tentative d’évasion, bien sur. Mais elle n’avait pas vraiment eu le choix. Elle n’avait plus d’idée. Elle avait fait avec son corps tout ce qu’elle savait faire. Le corps n’était pas la solution. Elle n’avait pas éprouvé son odorat mais, en huit jours, elle n’avait pas senti la moindre odeur. Ce n’était pas la peine d’essayer.

Ne rien faire n’ouvrit pas le cube. Mais cela permit à Lin de réfléchir et de faire le point sur son expérience jusqu’alors. Et c’est cette absence d’odeur qui la mit sur la voie. Elle se rendit compte qu’en réalité, elle n’avait quasiment rien ressenti du tout. Elle n’avait rien entendu, rien goûté et rien vu. Et en dehors de son contact avec le sol du cube, tous ses autres contacts avaient été provoqués par elle. L’absence de sensation allait plus loin : elle n’avait pas mal au ventre, ni à la tête, ni à ses membres malgré le manque d’exercice et le fait qu’elle ne s’était pas tenue droite depuis plus d’une semaine. L’occasionnel battement de cœur mis à part, elle ne sentait pas son corps. A un point qui lui parut nécessairement artificiel. Ceux qui l’avait mise là et s’occupait d’elle devaient la droguer. Sinon, elle aurait pu sentir sa propre odeur, son organisme fonctionner et ses muscles s’engourdir. La solution ne viendrait donc pas de son corps. Mais de son esprit.

Ce treizième jour, comme les quatre jours précédents, Lin se mit en tailleur au centre du cube dès qu’elle se réveilla et elle se concentra sur l’idée de s’échapper. Elle fit le vide en elle. Chose rendue excessivement aisée par l’absence totale de sensation. Et progressivement visualisa le cube. De l’intérieur, avec elle en son centre. Puis de l’extérieur. Elle essaya de ressentir l’extérieur plutôt que de l’imaginer, se concentrant sur les sensations de tangibilité qu’elle avait commencé à ressentir l’avant-veille. Elle cherchait une télécommande ou un bouton sur lequel elle pourrait appuyer. Mais les faces du cube étaient aussi lisses de l’autre côté que du sien. Elle remarqua qu’elle se voyait encore à travers. Elle s’éloigna encore un peu et vit les autres Chambres. Elle vit des hommes passer dans les rangées et prendre des notes en regardant à l’intérieur des cubes. Dedans, il y avait des hommes et des femmes. Tous nus et glabres. Certains hurlaient et donnaient des coups dans tous les sens. D’autres tâtonnaient autour d’eux. La plupart étaient en fœtus sur le sol et ne bougeaient pas. Quelques-uns, très peu, étaient en tailleur et méditaient, comme Lin. L’un de ceux là attira son attention. Il semblait flou. Comme si les particules constituant son corps tentaient de se mélanger avec l’air extérieur. L’impression de flou se fit de plus en plus forte. Lin s’approcha. L’homme ressemblait maintenant à une statue de sable ou de poussière. Une volute de chair se détacha lentement de la statue et vint lécher la paroi du cube, à la manière d’un tentacule. Elle glissa le long de la paroi jusqu’à une arête et commença à se tortiller dans tous les sens. Comme si elle essayait de se faufiler dans un interstice. Lin s’approcha encore, elle tenait peut-être la clé de son évasion ! Mais les particules restaient hermétiquement contenues dans le cube malgré les gesticulations toujours plus violentes du tentacule. La surface entière de la statue commençait à montrer des signes d’agitation. Elle était secouée de vagues et de remous. Aucun des surveillants ne semblaient avoir remarqué ce cube. L’homme sable continua à s’agiter frénétiquement un moment, puis il s’immobilisa un instant. Et explosa ! Une nuée de particules jaillit dans toutes les directions et vint s’écraser sur les parois du cube. Celles-ci furent bientôt recouvertes d’une fine couche de poussière. A la surface de laquelle, Lin vit apparaître de petits tourbillons. L’homme essayait de se forer un passage ! Les tourbillons continuèrent quelques secondes puis s’arrêtèrent brutalement. Et la volonté de l’homme sable se désagrégea. Les particules se détachèrent une à une du cube et tombèrent sans résistance à terre jusqu’à former un petit bassin de sable. Une puissante alarme se mit à sonner. Lin sursauta et se retrouva dans le noir total. Elle avait perdu sa concentration et avait réintégré son corps. La dernière chose qu’elle avait vu était une demi-douzaine de surveillants se précipiter vers le cube de l’homme sable, l’air inquiets. Ils espéraient peut-être le sauver. Il n’y arriverait pas. Il était déjà mort. Lin sentit un profond sentiment de perte l’envahir. Elle se roula en boule contre un coin de sa Chambre et pleura.

Le lendemain, Lin n’essaya pas de ressortir de son cube par la force de son esprit. Elle avait abandonné tout désir de s’échapper. Elle s’installa confortablement dans sa Chambre et rêvassa. Sa respiration fut bientôt remplacée par le bruit des vagues. Ses doigts s’enfonçaient dans le sable chaud. Il régnait une clarté si aveuglante qu’elle n’osa pas rouvrir les yeux. Une enivrante odeur d’iode et de crème solaire vint emplir ses narines. Elle fit courir ses mains le long de son corps. Elle était encore nue mais ses cheveux et sa toison pubienne avaient repoussé. Lin s’étira et poussa un long soupir. Elle se leva et marcha vers le bruit des vagues. L’eau fraîche vint vite lui mordiller les orteils. Lin s’y immergea, frissonnante d’extase. Elle marcha jusqu’à n’avoir plus pied, et continua à la nage jusqu’à ce qu’elle n’entende plus les mouettes. Là, elle s’arrêta et se laissa couler avec délice. Derrière ses paupières, la lumière décrut rapidement jusqu’à disparaître totalement. Elle se rendit compte alors qu’elle ne tombait plus. Elle flottait, bras et jambes écartés, ses cheveux ondulants imperceptiblement derrière elle. Elle ne sentait rien d’autre qu’un intense sentiment de paix. Elle ouvrit les yeux, contempla le néant devant elle et sourit. Elle avait retrouvé la liberté.

Dans l’immense entrepôt aux cubes, le chef de projet regardait l’expression béate de Lin avec un mélange de résignation et de dégoût. Encore un sujet prometteur qui devenait un Rêveur. Et le lendemain de la perte d’un Métamorphe potentiel avec ça ! Quelle faiblesse répugnante !
Il rendit ses notes au chercheur qui l’accompagnait et lui dit : « Tuez-la ». Puis il fit demi-tour et s’éloigna en secouant la tête. Evoluer allait prendre du temps.

vendredi 26 juin 2009

Les innocents

Artémis bondissait de toits en toits. Légère comme une feuille. Souple comme un petit félin. Elle bondissait. Elle bondissait. De toits argents en toits cuivrés. De toits cuivrés en toits nuits. Sa fine silhouette mordue par une myriade de minuscules rayons de Lune. Lune sanguine régnant au-dessus d’un ciel profondément bleu dans lequel pataugeaient béatement d’immenses nuages noirs. Un éclair éblouissant venait occasionnellement éventrer la large panse de l’un de ces pachydermes célestes. Hors de portée de l’assourdissante ville marais qui rampait sournoisement sous les menus pieds de tous ces êtres sans masse. Sans un bruit. Artémis bondissait avec assurance. Elle avait déjà fait ce trajet des dizaines de fois. Loin devant elle, il y avait une fenêtre. L’unique fenêtre dans cette ville qu’elle était incapable d’atteindre. Une fenêtre toujours grande ouverte. Une porte vers un monde qui hantait ses nuits depuis presque trois mois.

Timothée prit une décision. Il devait se dépêcher. Il ferma les yeux, prit son pinceau et le trempa dans un des pots de peinture qu’il avait placé aléatoirement devant lui. Il tourna sur lui-même jusqu’à ne plus savoir où il se trouvait et, d’un coup sec, envoya un jet de couleur vers l’une de ses œuvres. Le temps pressait. Sans regarder ce qu’il avait fait, il fit hâtivement le tour de sa chambre pour éteindre une à une toutes les lumières. Trébuchant à chaque pas sur divers instruments et créations. L’obscurité fut vite totale. Timothée continua à s’activer. Il poussa sans ménagement tout ce qui était au centre de la pièce vers ses murs. Jusqu’à obtenir ce qui ressemblait au toucher à un espace libre suffisamment grand pour y mettre un matelas. Ce qu’il fit. Il s’assit dessus et regarda par sa fenêtre. Le cœur battant la chamade. Il se releva aussitôt. Sa vue n’était pas parfaitement dégagée ! Un balai ou un bout de chevalet. Peut-être une chaise. Le bras d’une statue ou encore une plante. Une forme noire cachait une portion du monde extérieur. Frénétique, il se précipita en avant en balançant furieusement ses bras devant lui. Avant qu’il ne s’y attende, sa main droite heurta l’objet d’un revers et l’envoya voler loin dans la pièce. Pris par son élan, Timothée perdit l’équilibre et tomba sur le côté, s’enfonçant douloureusement un deuxième objet non identifié dans les côtes. Il étouffa un juron. Et un deuxième en voyant du coin de l’œil un mouvement. Il bondit, sans être parfaitement sur d’aller dans la bonne direction. Lança une prière à quelqu’un, par principe. Et atterrit sur son matelas. Il se retourna.
La fille était là.

Encore ce noir d’encre. Artémis mit ses mains devant son visage pour bloquer les lumières environnantes et plissa les yeux. Elle avait déjà essayé cent fois. Elle savait très bien que ça ne marchait pas mais elle n’arrivait pas à s’en empêcher.
Elle était assise en tailleur sur un toit peu pentu. La fenêtre était juste en face, à quatre mètres d’elle. Juste un peu trop loin pour qu’elle saute. Si elle ratait son coup, ce serait la mort assurée. A l’exception de cette fenêtre insondable, l’immeuble n’offrait pas la moindre prise. Elle en avait fait le tour à maintes reprises. C’était un gigantesque bloc de pierre. Il n’avait pas de porte visible au sol. Et son toit était aussi plat et nu que ses côtés. Artémis était montée sur une tour avoisinante avec une longue vue pour vérifier.
Le bâtiment lui-même était une énigme. Mais beaucoup d’architectes fous avaient sévi dans cette ville au cours de son histoire. Artémis en avait vu d’autres pendant ses promenades nocturnes. Des fenêtres abyssales comme celle-ci ? Jamais. Artémis l’avait observée longuement. Patiemment. Et elle avait acquis la certitude que quelqu’un vivait à l’intérieur. A partir de très peu. Mais quand elle se concentrait intensément, elle pouvait entendre un bruit infime. Comme une respiration. Parfois aussi, elle croyait détecter un mouvement. Une onde de jais dans les ténèbres. Et surtout, elle avait constamment la sensation d’être observée en retour. Sans cette impression, Artémis se serait lassée rapidement. Mais elle percevait tant d’émotions émaner de l’autre côté qu’elle ne pouvait s’empêcher de revenir chaque soir. De la curiosité. De la crainte. Une certaine puissance. Et du désir. Pour elle. Précisément pour elle. D’une façon ou d’une autre. Perdue dans la contemplation de ce rectangle de néant impénétrable, elle avait fini par y voir apparaître son propre reflet. Elle. Artémis. Mais plus belle. Plus forte. Plus réelle. Délicieuse.
Il fallait qu’elle sache qui était derrière ce sortilège. Qu’elle voie celui qui par sa seule aura l’avait irrémédiablement attachée à lui. Il fallait qu’elle voie cet homme inimaginable. Ca ne pouvait être qu’un homme. Qui faisait d’elle une déesse.

Timothée ne bougeait pas. Ne respirait pas. Ne pensait pas. Son cœur ne battait plus. Ses cheveux ne poussaient plus. Ses synapses ne transmettaient plus. Elle était là. Immobile comme lui. Ses grands yeux inexplicablement plantés dans les siens. L’hypnotisant. Absorbant son existence. Illuminant son existence.
Artémis ! Une seule fois, elle l’avait murmuré : « Je m’appelle Artémis. ». D’une voix déterminée. Et elle s’était enfuie précipitamment. Indescriptible grâce. Evitant de justesse les tous premiers rayons de soleil. Comme toujours. Timothée avait répondu. Mais bien plus tard. Alors que le soleil était haut dans le ciel. Quand Artémis était là, il fonctionnait au ralenti. Ou pas du tout. Et elle était si rapide, si agile, si vivante.
Elle ne le regardait plus. Elle avait sorti un sac à dos et fouillait dedans. Elle en ressortit un paquet de feuilles blanches et un stylo. Elle prit une feuille, écrivit quelques mots dessus et se mit à la plier avec dextérité. Quelques secondes plus tard, elle en avait fait un avion. Elle hocha résolument la tête et l’envoya vers la fenêtre. Timothée sentit quelque chose fondre en lui. Quelque chose qui jusque là avait toujours été tout à fait solide. L’avion volait droit sur lui. Au prix d’un effort titanesque, Timothée réussit à sortir de sa torpeur. Il se mit à fouiller avec attention dans le fatras d’objets qui l’entourait. Aussi rapidement qu’il le pouvait sans faire de bruit. Il trouva vite ce qu’il cherchait. Mais quand il refit face à sa fenêtre, une petite télécommande en main, l’avion en papier était là. Devant lui. Il avait atterri sans heurt sur son matelas.
Tremblant, Timothée posa son instrument à côté de lui et saisit l’extrémité d’une des ailes de l’avion entre deux doigts. Il s’apprêta à le déplier. Mais en le retournant, il vit que le message était lisible par transparence. Il disait « Prière : Que cet avion et les suivants vous parviennent, Monsieur. ». C’était signé « Artémis ». Timothée leva la tête. Artémis était sur le point de lancer un deuxième avion.
Précipitamment, il reprit sa télécommande et appuya sur l’unique bouton qu’elle comportait. Encore et encore.

Artémis soupira en voyant à quel point le ciel s’était éclairci. A l’exception du premier, aucun de ses avions n’avaient réussi à atteindre la fenêtre. Le vent et la pluie s’étaient relayés toute la nuit pour fausser ses lancers. Elle avait perçu de l’agitation à l’intérieur de l’immeuble après sa première réussite. Mais aucune réponse ne lui était parvenue. Elle avait mal aux mains et aux yeux. Elle avait froid. Les belles couleurs chaudes de la nuit disparaissaient rapidement pour laisser place aux teintes dures et sans nuances du jour. Après les évènements de ces dernières heures, Artémis ne pouvait non plus s’empêcher de se demander si l’homme de l’autre côté était aussi intéressé par elle qu’elle l’était par lui. Mais quand elle regardait dans le noir, sa sensation d’être désirée revenait intacte. Toujours aussi pure.
Elle reprit espoir. Il fallait juste qu’elle trouve comment le toucher. Elle essaierait autre chose la nuit prochaine. La lumière descendait régulièrement sur le mur de l’immeuble. Elle atteindrait bientôt la fenêtre, pour l’instant plus sombre que jamais.
Artémis murmura « Au revoir, Monsieur. » et s’éclipsa.

Timothée la regarda partir avec révérence. Il avait retrouvé son calme quand les éléments s’étaient mis à repousser les messages d’Artémis. Et il s’était abreuvé d’elle.
Quand elle disparut complètement de son champ de vision, il osa enfin cligner des yeux. Il détacha son regard de la fenêtre et regarda le tableau qu’il avait achevé la veille à l’aveugle. Il était parfait. Timothée clopina jusqu’à son bureau, évitant tant bien que mal toutes ses affaires jonchant le sol. Il s’y assit. Il frotta ses yeux encore embrumés, trouva une feuille et une plume. Il fit de la place sur le plan de travail. Et, fiévreusement, Timothée se mit à écrire.

jeudi 25 juin 2009

Caïn le vétéran

Caïn sentit avec satisfaction son poing traverser l’armure et fracasser le thorax de son adversaire. Comme d’habitude, il lui avait fallu un peu de temps pour trouver son rythme. Mais il y était maintenant. Un autre soldat courait vers lui. Caïn fit un grand pas en avant et fut juste à côté du fantassin. Il planta fermement son pied dans le sol et lança son coup avec l’ensemble de son corps. D’abord, il fit tourner légèrement son genou puis sa hanche, son épaule, son coude et son poing, enfin, à l’instant précis où il touchait son assaillant à la mâchoire. Le crâne et le cou brisés, le soldat était mort avant même d’avoir décollé du sol. Derrière lui, deux autres guerriers avaient leur épée levée, prêts à frapper. Caïn les avait vu. Il n’arrêta pas son bras après le coup de poing. Sa main atterrit sur le pommeau de son sabre et rejaillit aussitôt. Les têtes des deux guerriers et le corps du soldat touchèrent le sol au même instant. Sans marquer de pause, Caïn replaça son sabre dans son fourreau, tourna sur lui-même et se propulsa haut dans les airs vers un cavalier à quelques mètres de là. Celui-ci le vit arriver et sourit. Un homme en l’air est facile à embrocher. Il brandit sa lance. Caïn souriait aussi. Alors que le cavalier portait son coup, Caïn dévia la pointe de l’arme du pied gauche et écrasa de toutes ses forces son pied droit sur le visage de l’autre. Avant qu’ils aient touché le sol, Caïn avait repéré le dernier soldat encore debout dans les environs immédiats. Il s’enfuyait. Une fois à terre, Caïn retira son pied du casque du cavalier. Il fit passer la lance de sa main gauche à sa main droite. Il l’avait saisie dans sa chute. Il se plaça de profil sans se presser. Le fuyard était maintenant à une quarantaine de pas. Caïn lança son buste en avant en laissant sa main loin derrière. A la manière d’une catapulte, il tendit les muscles de son épaule jusqu’à l’extrême et propulsa la lance. Qui traversa l’homme de part en part et vint se ficher profondément dans un arbre un peu plus loin.
Son rythme. En époussetant ses mains l’une contre l’autre, Caïn se demanda même s’il ne s’était pas encore amélioré. A cinquante-trois ans.
Il regarda de nouveau autour de lui pour s’assurer qu’il était le dernier survivant. La bataille faisait encore rage un peu plus loin mais cela ne le concernait pas. Personne ne lui demandait de s’occuper du menu fretin. Maintenant qu’une cinquantaine d’ennemis gisaient dans leur sang à ses pieds, seuls des adversaires valeureux viendraient le défier. Et ces hommes d’exception étaient rares. Il avait du temps devant lui.
Il avait encore plein d’énergie et ne voulait pas se refroidir trop vite. Alors il décida de peaufiner sa mise en scène. Il alla chercher les cadavres un par un et en fit un petit monticule au sommet duquel il s’assit confortablement. Il planta son sabre dans une tête à côté de lui, et sortit son casse-croûte. Il avait du vin, du pain et de la viande séchée. Rien de mieux pour tromper l’attente.
Caïn se bâfra en toute quiétude. Bercé par sa mastication consciencieuse, le fracas lointain de la bataille et l’occasionnel croassement joyeux d’un corbeau ayant trouvé une viande suffisamment faisandée à son goût. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Une petite brise maintenait la température à un niveau très agréable et transportait avec elle une odeur inespérée de chêne vert. L’homme sur lequel Caïn s’était assis avait un petit surplus de graisse extraordinairement confortable. Les rares soldats ennemis à passer aux alentours prenaient leurs jambes à leur cou à la seule vue de son trône. Une délicieuse après-midi s’installait doucement. Caïn laissa libre cours à ses pensées. Décousues d’abord, puis plus précises.

Je suis un homme. Et je suis un guerrier. Je vis pour le combat. Mais je vis aussi pour ce genre d’instants de paix.
Je ne cherche pas la gloire. Mais je l’apprécie. Je ne veux pas de femmes. Pourtant j’en ai eu dans ma vie.
Décidemment, quel délice cette viande séchée ! J’aurais du en prendre plus.
Si Dieu me reproche d’avoir tué tant de gens, il faudra peut-être que je le tue aussi. Je me demande à quel point il est grave de tuer un Dieu. Est-ce qu’il vaut dix hommes ? Ou cent ? Ou tous les hommes sur Terre ?

Je pense savoir pourquoi ma fille m’a demandé de l’entraîner à l’arc hier. Elle va sans doute s’en servir pour attaquer ce garçon qui a essayé de soulever sa robe l’autre jour. J’aurais peut-être du aller lui couper une jambe ce matin avant de partir, elle a encore un peu de mal avec les cibles mouvantes. Bah. Elle s’en sortira bien toute seule.
Je partirais bien à la retraite pour devenir boucher. Je pourrais manger autant de viande séchée que je veux. J’apprendrais à la faire moi-même. Mon fils pourrait mettre au point une machine pour m’envoyer des morceaux de viande séchée à intervalles réguliers pendant que je travaille. Il est habile de ses mains, le petit. Il sait se rendre utile.
Il parait qu’Octave le sanguinaire est devenu forgeron à 45 ans. Comme ça, du jour au lendemain. Il a coupé la tête de son seigneur qui ne voulait pas le laisser partir, et il est allé s’installer dans le village voisin. Où personne n’a jamais vraiment osé demander pourquoi le forgeron avait changé de tête et s’était mis à faire des fers à cheval carrés. Il paraît qu’il a un bon niveau maintenant, et qu’on l’apprécierait presque. Ca fait rêver.
Je n’aurais même pas besoin de tuer mon seigneur. Je lui ai entraîné au moins cinq guerriers dignes de me succéder. Ils se sont déjà fait une petite réputation dans les milieux spécialisés. On a plus qu’à les lâcher dans la nature. Et je pourrais devenir boucher. Le village n’en a plus depuis trois ou quatre ans. On est obligé d’acheter la viande chez les voisins.
Mon fils travaille avec les ingénieurs. Ma fille est une battante. Je ne m’inquiète pas pour eux. Ma femme gueulera peut-être un peu, mais sans doute pas beaucoup plus que d’habitude.
Y’a plus qu’à y aller.
Y’a plus qu’à y aller.
De la viande séchée toute la journée. C’est ça.

Le soir tombait. Personne n’était venu le défier. Les bruits de combats s’espaçaient de plus en plus. Caïn se releva en grimaçant, raidi par sa longue inactivité. Il dévala la pente de cadavres en chassant les corbeaux. La puanteur en bas était suffocante.
Caïn regarda tout autour de lui et se dirigea vers son village, l’humeur incertaine.

mercredi 24 juin 2009

Lucas le fermier

Le gars, je m’suis rendu compte. Oh .. J’m’en suis bien rendu compte. Il avait une fourche dans le dos ! Mais pas « dans le dos » comme dans « J’ai mon étui à contrebasse dans le dos, et ma baguette sous le bras. », nan. Plutôt comme dans « J’ai une fourche plantée dans le dos et cela dit, j’ai une grande envie de sandwich. ». Il était à l’arrêt de bus. Lucas le fermier, j’ai instantanément décidé de l’appeler. Lucas le fermier qu’attendait à l’arrêt de bus avec une fourche plantée dans le dos.
Du coup, il saignait, forcément. C’est-à-dire qu’on pourrait croire, comme ça, que j’raconte des blagues, mais voilà. Maintenant, vous savez que j’dis que la vérité : y’avait du sang ! Plein ! Oula. Tout le bas de sa chemise en était trempé. Et ça commençait à avoir entamé une honnête partie de son pantalon. Qu’était vert.
Donc faut que vous visualisiez la scène. Y’avait Lucas, debout à côté du panneau de bus. Qu’allait arriver dans 4 minutes. L’air parfaitement à l’aise à l’idée de laisser son sang patrouiller un peu dans les environs. Le sang lui-même, qui faisait semblant d’évoluer tranquillement à son rythme. Mais moi qui regardais bien, j’peux bien vous dire qu’il faisait clairement une tentative d’évasion par le sol. Il se disait sans doute un truc du genre : « Si j’atteins les égouts avant que le bus arrive, j’peux peut-être atteindre la mer pour la Saint-Sylvestre. ». Y’avait la fourche aussi. Satisfaite de son travail. Fièrement dressée vers le store d’une boutique de chaussures. Qu’elle frôlait presque, avec ses deux mètres de portée. Et moi, bien sur, qu’étais en train de me poser plein de questions. Du genre, comment il va faire pour entrer dans le bus ? A tous les coups, il va rester bloqué dans l’entrée. Est-ce qu’un chauffeur a des instructions précises sur la procédure à suivre si un fermier essaye de prendre son bus alors qu’il a une fourche plantée dans le dos ? Et si c’était une faux ? Est-ce que la procédure serait la même ?
J’étais en train de me perdre en conjectures sur les capacités d’anticipation des instructeurs de l’académie gouvernementale des transports en commun. Mais le monde à côté continuait à son allure habituelle. En particulier, une vielle peau semblait s’être mise à gigoter au-delà de c’qui s’fait, généralement. C’était une nouvelle arrivante mais elle s’était vite impliquée. Elle tirait sur la manche de Lucas d’une main, et hurlait dans le téléphone qu’elle tenait dans l’autre : « Y faut une ambulance ! Y faut une ambulance, monsieur le docteur ! J’l’ai dans la main, j’vous dis ! C’t’un fermier qui s’est planté sa fourche tout seul, j’vois les p’tits bouts qui dépassent !! Mais non, j’ai pas bu ! Il est devant moi à l’arrêt de bus, je l’vois comme si c’était mes propres yeux. Et j’suis pas toute seule, y’a un autre monsieur avec moi, y vous dira lui !». Moi, j’m’attendais à ce qu’elle passe son portable à Lucas. J’ai été bien surpris quand elle m’a attrapé par la cravate et m’a collé sa main sur l’oreille. Si surpris, pour dire, que j’ai réussi qu’à dire « Ben ça ! » pendant la minute où elle m’a gardé prisonnier. Malgré ses encouragements et ses hochements de tête. Du coup, elle a fini par siffler : « Fallait que j’tombe sur un benêt ! ». Elle a fait une tête dégoûtée et elle m’a libéré.
Le temps que je m'remette de mes émotions, elle en avait fini avec le docteur et est revenu joyeusement annoncer à la cantonade que l’ambulance serait là dans cinq minutes. Lucas le fermier, qu’avait pas bougé d’un pouce depuis mon arrivée, a tourné la tête pour regarder le panneau d’affichage. Ca disait que le bus serait là dans une minute. Et visiblement soulagé, il s’est remis en position d’attente. La vieille a recommencé à gesticuler autour de lui.
De mon point de vue, les évènements se déroulaient plutôt bien. Chacun semblait heureux de sa journée jusqu’ici.

Comme prévu, le bus est arrivé avant l’ambulance. Le chauffeur a ouvert la porte, a jeté un coup d’œil à notre petit groupe et a redirigé son attention sur la route. Ca doit voir beaucoup de choses un chauffeur de bus, j’me suis dit. Une vieille harpie, un paysan avec son outil de travail et moi, qu’avais brandi ma carte de transport à l’ouverture des portes. Tout va bien. Pas de procédure. A l’Académie gouvernementale des transports en commun, on avait du leur apprendre : « Si on vous pose pas de questions, vous en posez pas non plus. ».
La vieille était pas bête. Elle a compris tout de suite que Lucas allait monter sans attendre l’ambulance. Alors elle a sauté dans le bus avant qu’il ait le temps de bouger et elle s’est retournée avec les mains en l’air, les paumes à plat vers lui. Comme pour calmer une bête sauvage. Moi, j’suis resté dehors. J’voulais absolument pouvoir observer comment Lucas allait manœuvrer pour faire passer sa fourche dans un virage aussi serré. J’étais maintenant intimement persuadé que c’était mon unique occasion de voir un véritable expert en fourche plantée en action. Pour rien au monde, j’aurais loupé la belle démonstration de dextérité à venir.
Et j’avais bien fait de me placer préalablement parce Lucas a été largement à la hauteur de mes espérances. Fluide comme une raie pastenague. Sans prêter la moindre attention aux jérémiades de la vieille devant lui, il est entré dans le bus en un seul mouvement. Sa fourche a décrit une courbe superbe, frôlant les portes et le plafond sans jamais les toucher. Et est entrée derrière lui. J’étais bouche bée d’admiration. Je me souvenais de la fois où j’avais essayé d’entrer avec mon lampadaire IKEA et comme j’avais bloqué le bus pendant dix minutes et manqué d’éborgner dix personnes. Woaw. J’me suis fait la remarque que j’avais bien fait de me lever ce matin !

« Vous entrez ou pas ? ». C’était le chauffeur, qui me regardait d’un air blasé. Mais avant que j’aie le temps d’acquiescer, j’ai vu son regard être attiré par quelque chose sur le sol devant moi. J’ai regardé aussi. Y’avait une petite mare de sang frais. Y’en aurait qui attendrait la mer finalement. J’ai dit « Bravo ! » et j’ai relevé la tête. Les portes étaient en train de se refermer ! Le chauffeur s’enfuyait !
Ben ça.
J’ai vite plaqué une main sur une des portes et enrayé sa fermeture. De l’autre, j’ai de nouveau sorti ma carte de transport et j’ai crié « Discrimination ! J’ai l’droit d’prendre ce véhicule !». Le bus a démarré. Damnation ! J’allais me mettre à courir quand soudain, la vieille est passée en trombe devant moi. Elle était ressortie par l’arrière !
Elle s’est engouffrée dans le bus.
J’ai accéléré. Les portes étaient toujours ouvertes et je pouvais entendre la vieille crier « STOP ! STOP ! Arrêtez-vous ! L’ambulance arrive ! STOP ! » mais sans savoir si elle parlait à Lucas ou au chauffeur. Encore deux foulées, une main sur la porte, et j’étais dedans.
J’avais encore ma carte de transport dans la main droite. Je l’ai mise sous le nez du chauffeur et j’ai hurlé de nouveau « J’AI L’DROIT D’PRENDRE CE VEHICULE ! ». L’autre m’a regardé avec des yeux écarquillés de terreur et s’est mis à zigzaguer sauvagement, comme pour déséquilibrer un assaillant qu’aurait été accroché au toit.
Le laissant à ses démons, je m’suis retourné pour voir où était la vieille et ce qu’elle faisait. Elle était au milieu d'la cabine. Elle essayait de traîner Lucas le fermier hors du bus par sa fourche ! Les deux mains sur le manche, elle poussait et tirait dessus en ahanant. Derrière elle, Lucas s’accrochait à une barre. Pour la première fois depuis notre rencontre, il avait l’air un peu embêté par ce qui lui arrivait. Ce à quoi je compatissais pleinement. Ce pauvre paysan avait rien demandé à personne, et voilà qu’une octogénaire enragée venait lui secouer les côtes. Fallait que j’lui porte secours ! Mais alors même que j’allais empoigner la mamie pour lui mettre une rouste, j’ai glissé dans le sang de Lucas. Et après un court et douloureux vol plané, je m’suis retrouvé le nez écrasé contre le sol.
C’est ce moment qu’a choisi le chauffeur fou pour rentrer dans un tank ou.. je sais pas. Quelque chose de rudement solide en tout cas. Le bus a été soulevé dans les airs et il s’est mis à tourner sur lui-même et à battre à mort tous ses occupants à coups de barres. C’est du moins la sensation que ça m’a fait.
Et puis, ça c’est calmé. Je sentais ma conscience s’éteindre. Et la douleur avec. Et je me suis dit que j’étais peut-être en train de mourir. Mais j’ai pas pensé plus que ça au soulagement, à la mort, à Dieu ou à la vie. J’étais en train de glousser. Je venais de penser que l’un d’entre-nous allait se réveiller avec une fourche plantée dans le dos. Et je m’étais surpris à prier pour que ce soit ce con de chauffeur.

mardi 23 juin 2009

Toutes voiles dehors

La plupart des gens, fidèles à leur réputation de badauds inattentifs, vous diraient – certains vous l’affirmeraient peut-être même avec force – que cet homme marchait résolument vers l’est. Et indiscutablement, il portait des lunettes de soleil au matin, une casquette à midi et, le soir, faisait gentiment tournoyer une ombrelle sur son épaule nue.
Sur, il vous faudrait une chance inouïe pour rencontrer l’une des rares personnes à savoir la vérité. L’une des rarissimes personnes, à vrai dire, à savoir la vérité. Sur les six milliards et quelques âmes errantes que supporte notre monde, seulement trois d’entre-elles ont su un jour où se dirigeait véritablement le marcheur et, parmi elles, la jeune fille de la boulangerie est la seule à s’en souvenir. La vieille dame, par exemple, qui s’était levée pour aller prendre un verre d’eau et assista directement, quoiqu’à travers un épais brouillard, au départ du marcheur, l’assimila parfaitement au rêve qu’elle était en train de faire et dans lequel Valérie Giscard D’Estaing tentait de lui apprendre les rudiments du métier de détective privé. Comme il se doit, elle l’effaça intégralement de sa conscience le jour venu. Le troisième observateur, un homme sans âge qui passait en ce lieu incertain à cette heure hésitante pour des raisons connues de lui seul n’accorda qu’une attention très superficielle à l’évènement, occupé qu’il était à résoudre des problèmes trop obscurs, vraiment, pour être retranscrits d’une quelconque façon. Il n’en gardait déjà plus le moindre souvenir quelques pas plus loin.
La jeune fille de la boulangerie, en revanche, n’en perdit pas une goutte. Goulûment, voracement, elle s’abreuva du puissant mystère de la scène et de la sensation de liberté qui s’en dégageait et laissa sans remord la première fournée de baguettes devenir charbon.
Quelques heures plus tard, allongée en petite culotte sur son lit une place, elle m’appela au téléphone et m’expliqua deux heures durant comment elle était tombée folle amoureuse de cet homme. Cet inconnu, cette silhouette grise, qui, devant ses yeux, avait très visiblement, à la fois avec détermination et nonchalance, pris une décision et commencé son voyage. Et c'est ainsi qu’innocemment, sans appréhender l'importance insensée de son témoignage, elle offrit à l’humanité la légende de l’homme qui, sans précise ambition, marchait droit devant lui.