mercredi 24 juin 2009

Lucas le fermier

Le gars, je m’suis rendu compte. Oh .. J’m’en suis bien rendu compte. Il avait une fourche dans le dos ! Mais pas « dans le dos » comme dans « J’ai mon étui à contrebasse dans le dos, et ma baguette sous le bras. », nan. Plutôt comme dans « J’ai une fourche plantée dans le dos et cela dit, j’ai une grande envie de sandwich. ». Il était à l’arrêt de bus. Lucas le fermier, j’ai instantanément décidé de l’appeler. Lucas le fermier qu’attendait à l’arrêt de bus avec une fourche plantée dans le dos.
Du coup, il saignait, forcément. C’est-à-dire qu’on pourrait croire, comme ça, que j’raconte des blagues, mais voilà. Maintenant, vous savez que j’dis que la vérité : y’avait du sang ! Plein ! Oula. Tout le bas de sa chemise en était trempé. Et ça commençait à avoir entamé une honnête partie de son pantalon. Qu’était vert.
Donc faut que vous visualisiez la scène. Y’avait Lucas, debout à côté du panneau de bus. Qu’allait arriver dans 4 minutes. L’air parfaitement à l’aise à l’idée de laisser son sang patrouiller un peu dans les environs. Le sang lui-même, qui faisait semblant d’évoluer tranquillement à son rythme. Mais moi qui regardais bien, j’peux bien vous dire qu’il faisait clairement une tentative d’évasion par le sol. Il se disait sans doute un truc du genre : « Si j’atteins les égouts avant que le bus arrive, j’peux peut-être atteindre la mer pour la Saint-Sylvestre. ». Y’avait la fourche aussi. Satisfaite de son travail. Fièrement dressée vers le store d’une boutique de chaussures. Qu’elle frôlait presque, avec ses deux mètres de portée. Et moi, bien sur, qu’étais en train de me poser plein de questions. Du genre, comment il va faire pour entrer dans le bus ? A tous les coups, il va rester bloqué dans l’entrée. Est-ce qu’un chauffeur a des instructions précises sur la procédure à suivre si un fermier essaye de prendre son bus alors qu’il a une fourche plantée dans le dos ? Et si c’était une faux ? Est-ce que la procédure serait la même ?
J’étais en train de me perdre en conjectures sur les capacités d’anticipation des instructeurs de l’académie gouvernementale des transports en commun. Mais le monde à côté continuait à son allure habituelle. En particulier, une vielle peau semblait s’être mise à gigoter au-delà de c’qui s’fait, généralement. C’était une nouvelle arrivante mais elle s’était vite impliquée. Elle tirait sur la manche de Lucas d’une main, et hurlait dans le téléphone qu’elle tenait dans l’autre : « Y faut une ambulance ! Y faut une ambulance, monsieur le docteur ! J’l’ai dans la main, j’vous dis ! C’t’un fermier qui s’est planté sa fourche tout seul, j’vois les p’tits bouts qui dépassent !! Mais non, j’ai pas bu ! Il est devant moi à l’arrêt de bus, je l’vois comme si c’était mes propres yeux. Et j’suis pas toute seule, y’a un autre monsieur avec moi, y vous dira lui !». Moi, j’m’attendais à ce qu’elle passe son portable à Lucas. J’ai été bien surpris quand elle m’a attrapé par la cravate et m’a collé sa main sur l’oreille. Si surpris, pour dire, que j’ai réussi qu’à dire « Ben ça ! » pendant la minute où elle m’a gardé prisonnier. Malgré ses encouragements et ses hochements de tête. Du coup, elle a fini par siffler : « Fallait que j’tombe sur un benêt ! ». Elle a fait une tête dégoûtée et elle m’a libéré.
Le temps que je m'remette de mes émotions, elle en avait fini avec le docteur et est revenu joyeusement annoncer à la cantonade que l’ambulance serait là dans cinq minutes. Lucas le fermier, qu’avait pas bougé d’un pouce depuis mon arrivée, a tourné la tête pour regarder le panneau d’affichage. Ca disait que le bus serait là dans une minute. Et visiblement soulagé, il s’est remis en position d’attente. La vieille a recommencé à gesticuler autour de lui.
De mon point de vue, les évènements se déroulaient plutôt bien. Chacun semblait heureux de sa journée jusqu’ici.

Comme prévu, le bus est arrivé avant l’ambulance. Le chauffeur a ouvert la porte, a jeté un coup d’œil à notre petit groupe et a redirigé son attention sur la route. Ca doit voir beaucoup de choses un chauffeur de bus, j’me suis dit. Une vieille harpie, un paysan avec son outil de travail et moi, qu’avais brandi ma carte de transport à l’ouverture des portes. Tout va bien. Pas de procédure. A l’Académie gouvernementale des transports en commun, on avait du leur apprendre : « Si on vous pose pas de questions, vous en posez pas non plus. ».
La vieille était pas bête. Elle a compris tout de suite que Lucas allait monter sans attendre l’ambulance. Alors elle a sauté dans le bus avant qu’il ait le temps de bouger et elle s’est retournée avec les mains en l’air, les paumes à plat vers lui. Comme pour calmer une bête sauvage. Moi, j’suis resté dehors. J’voulais absolument pouvoir observer comment Lucas allait manœuvrer pour faire passer sa fourche dans un virage aussi serré. J’étais maintenant intimement persuadé que c’était mon unique occasion de voir un véritable expert en fourche plantée en action. Pour rien au monde, j’aurais loupé la belle démonstration de dextérité à venir.
Et j’avais bien fait de me placer préalablement parce Lucas a été largement à la hauteur de mes espérances. Fluide comme une raie pastenague. Sans prêter la moindre attention aux jérémiades de la vieille devant lui, il est entré dans le bus en un seul mouvement. Sa fourche a décrit une courbe superbe, frôlant les portes et le plafond sans jamais les toucher. Et est entrée derrière lui. J’étais bouche bée d’admiration. Je me souvenais de la fois où j’avais essayé d’entrer avec mon lampadaire IKEA et comme j’avais bloqué le bus pendant dix minutes et manqué d’éborgner dix personnes. Woaw. J’me suis fait la remarque que j’avais bien fait de me lever ce matin !

« Vous entrez ou pas ? ». C’était le chauffeur, qui me regardait d’un air blasé. Mais avant que j’aie le temps d’acquiescer, j’ai vu son regard être attiré par quelque chose sur le sol devant moi. J’ai regardé aussi. Y’avait une petite mare de sang frais. Y’en aurait qui attendrait la mer finalement. J’ai dit « Bravo ! » et j’ai relevé la tête. Les portes étaient en train de se refermer ! Le chauffeur s’enfuyait !
Ben ça.
J’ai vite plaqué une main sur une des portes et enrayé sa fermeture. De l’autre, j’ai de nouveau sorti ma carte de transport et j’ai crié « Discrimination ! J’ai l’droit d’prendre ce véhicule !». Le bus a démarré. Damnation ! J’allais me mettre à courir quand soudain, la vieille est passée en trombe devant moi. Elle était ressortie par l’arrière !
Elle s’est engouffrée dans le bus.
J’ai accéléré. Les portes étaient toujours ouvertes et je pouvais entendre la vieille crier « STOP ! STOP ! Arrêtez-vous ! L’ambulance arrive ! STOP ! » mais sans savoir si elle parlait à Lucas ou au chauffeur. Encore deux foulées, une main sur la porte, et j’étais dedans.
J’avais encore ma carte de transport dans la main droite. Je l’ai mise sous le nez du chauffeur et j’ai hurlé de nouveau « J’AI L’DROIT D’PRENDRE CE VEHICULE ! ». L’autre m’a regardé avec des yeux écarquillés de terreur et s’est mis à zigzaguer sauvagement, comme pour déséquilibrer un assaillant qu’aurait été accroché au toit.
Le laissant à ses démons, je m’suis retourné pour voir où était la vieille et ce qu’elle faisait. Elle était au milieu d'la cabine. Elle essayait de traîner Lucas le fermier hors du bus par sa fourche ! Les deux mains sur le manche, elle poussait et tirait dessus en ahanant. Derrière elle, Lucas s’accrochait à une barre. Pour la première fois depuis notre rencontre, il avait l’air un peu embêté par ce qui lui arrivait. Ce à quoi je compatissais pleinement. Ce pauvre paysan avait rien demandé à personne, et voilà qu’une octogénaire enragée venait lui secouer les côtes. Fallait que j’lui porte secours ! Mais alors même que j’allais empoigner la mamie pour lui mettre une rouste, j’ai glissé dans le sang de Lucas. Et après un court et douloureux vol plané, je m’suis retrouvé le nez écrasé contre le sol.
C’est ce moment qu’a choisi le chauffeur fou pour rentrer dans un tank ou.. je sais pas. Quelque chose de rudement solide en tout cas. Le bus a été soulevé dans les airs et il s’est mis à tourner sur lui-même et à battre à mort tous ses occupants à coups de barres. C’est du moins la sensation que ça m’a fait.
Et puis, ça c’est calmé. Je sentais ma conscience s’éteindre. Et la douleur avec. Et je me suis dit que j’étais peut-être en train de mourir. Mais j’ai pas pensé plus que ça au soulagement, à la mort, à Dieu ou à la vie. J’étais en train de glousser. Je venais de penser que l’un d’entre-nous allait se réveiller avec une fourche plantée dans le dos. Et je m’étais surpris à prier pour que ce soit ce con de chauffeur.

7 commentaires:

  1. Ben ça alors.. Qu'est-ce tu saisis pas ?

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  2. le mec il a une fourche dans le dos...
    il est vivant et il le remarque même pas...
    Ca fait un peu stephen king quoi

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  3. Ah certes.. il a une fourche dans le dos et il est vivant. Mais rien ne dit qu'il ne l'a pas remarqué. Mon opinion est juste qu'il a accepté l'idée. Et puis, il saigne, rien ne dit non plus qu'il va rester vivant non plus ^^

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  4. Bah c'est pas faux. J'avoue que j'aimerai bien le connaître. C'est le genre de gars qui s'adapte à tout.

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  5. C'est cool. C'est drôle et foisonnant, juste un peu absurde comme il faut. J'ai beaucoup ri à "J'ai l'droit d'prendre ce véhicule".

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